Universalisme républicain

 

Couramment appelé pacte républicain en France, l'universalisme républicain est un des principes fondamentaux des différentes Républiques françaises, et dans une moindre mesure d'autres régimes et pays, selon lequel la République et ses valeurs sont universelles. Il se base sur la conviction que tous les hommes sont également dotés de droits naturels et de raison, ainsi que sur une vision de la Nation comme une libre construction politique plus que comme une communauté ethnique déterminée.

Le pacte républicain repose sur les valeurs de liberté, d'égalité, et de fraternité, qui constituent la devise de la République (article 2 de la Constitution de 1958). En particulier, ces valeurs républicaines doivent s'appliquer à tous uniformément, et ont vocation à être adoptées par tous les humains. Cela exclut toute exception au nom de particularismes locaux, historiques, ethniques ou religieux, ou autre, et implique donc que la loi respecte une égalité de traitement pour tous les citoyens. Ceux-ci sont considérés en tant qu'individus dans un sens philosophique et abstrait, et donc égaux en droit indépendamment de toutes leurs caractéristiques personnelles. C'est dans le même ordre d'esprit que la République elle-même est censée être neutre par rapport à ces caractéristiques.

 

 

Ce que l'on peut appeler « universalisme républicain » est intimement lié à la Révolution française où pour la première fois la notion de république était liée à celle de droits fondamentaux inhérents à toute personne humaine et non accordés à un groupe. Cette pensée politique dont Michelet a décrit l'élaboration existait d'une façon latente chez de nombreux penseurs politiques anglais puis français avant d'être mise en mouvement lors de la Révolution française. Certains souverains éclairés, comme Joseph II d'Autriche mais également Louis XVI au début de son règne, avaient tenté de mettre certains principes d'émancipation et d'égalité en vigueur, mais se sont heurtés à l'opposition des corps privilégiés.

Le lien entre république et universalisme ne va pas de soi. En effet, à l'époque de la Révolution il y avait de nombreuses républiques en Europe, la république de Venise, celle de Gênes, celle des Provinces-Unies, la Confédération suisse, celle de Raguse etc. dont le fonctionnement hautement traditionnel et presque toujours oligarchique n'était lié à aucune idéologie universaliste. Seule la république des États-Unis mettait en avant des principes philosophiques comparables, en admettant toutefois l'esclavage, mais n'avait pas l'ambition d'en faire une théorie universelle.

L'idée de droits fondamentaux universels s'est en grande partie étendue à quasiment l'ensemble de la planète, relayée par le Code Napoléon, les vagues révolutionnaires successives, la colonisation, et pour finir la construction d'une communauté internationale. Ils sont devenus la base de la législation de nombreux pays du monde (indépendamment de leur caractère républicain ou non, et plus encore indépendamment de leur conformité avec "l'universalisme républicain" français). On peut citer la Déclaration universelle des droits de l'homme, adoptée en 1948 par l'Organisation des Nations Unies et fortement inspirée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.

Indivisibilité de la République et uniformisation de l'État

Au moment du débat sur l’émancipation des juifs en 1791, le député Stanislas de Clermont-Tonnerre a dit : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu'ils soient individuellement citoyens. » (on parlait alors de « nation juive » à l’époque comme aujourd'hui de « communauté »). Cette phrase est souvent citée comme illustration de l’universalisme républicain.

La citoyenneté et l'égalité des droits pour les Juifs, comme toute autre religion ou communauté du pays, est finalement votée le 27 septembre 1791, peu avant la dissolution de l'Assemblée nationale constituante. Après la signature du décret d’émancipation des Juifs, la Révolution a cependant demandé aux rabbins de prêter le serment révolutionnaire comme communauté.

L'influente Société des amis des Noirs (comptant notamment Brissot, Condorcet, Lafayette, l'abbé Grégoire ou Sieyès), sans doute sous la pression des colons, ne demandait au départ à l'Assemblée nationale constituante qu'un moratoire sur la traite négrière, et une interdiction progressive et à long-terme de l'esclavage. Quant aux droits politiques des anciens esclaves, ils ne seraient accordés que bien plus tard, après une éventuelle éducation des populations.

La Constituante puis la Législative, cependant, non seulement ne font rien dans ce sens, mais reconnaissent constitutionnellement l'esclavage, au mépris flagrant de la Déclaration des Droits placée en tête de la Constitution, et qui déclare que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Un compromis est trouvé pour accorder la citoyenneté aux gens de couleur libres, sans abolir pour autant l'esclavage ni même la traite. Robespierre est seul à s'opposer à ce qu'il voit comme une hypocrisie.

Le décret du 16 pluviôse an II déclare « que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, & jouiront de tous les droits assurés par la Constitution ».

Dans les faits cependant, l'abolition est purement théorique puisque la France perd le contrôle de ses colonies. Napoléon Bonaparte réinstaurera l'esclavage en 1802 et il faudra attendre le retour de la République, en 1848, pour qu'il soit enfin définitivement aboli.

Cette décision est en outre représentée sur l'un des douze bas-reliefs du Monument à la République à Paris, preuve de son importance pour les républicains. 

Laïcité

Pour Henri Peña-Ruiz, philosophe et écrivain devenu un spécialiste des questions de laïcité, qu'il pose comme fondement de l'universalité, et fut ainsi membre de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi : « La laïcité, c’est la liberté de conscience liée à l’égalité de traitement de celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas. Les lois communes dessinent ainsi une sphère publique consacrée au seul intérêt général. Faire prévaloir ce qui unit sur ce qui divise, c’est fonder une paix authentique. »

Ou encore: « La laïcité consiste essentiellement à faire du peuple tout entier, sans privilège ni discrimination, la référence de la communauté politique. Celle-ci mérite, dès lors, son nom de République, chose commune à tous : nul credo obligé, nul privilège clérical. Le clergé d'une religion particulière n'est pas contesté tant qu'il se contente d'administrer les choses de la foi pour ceux qui lui reconnaissent librement un tel rôle.
C'est dire que la république laïque ne craint pas, mais appelle bien plutôt, l'esprit critique. Nous sommes aux antipodes d'une communauté qui ne favorise la solidarité qu'en assujettissant les consciences. »

L'État laïque, refusant tout privilège public aux particularismes, ne reconnait aucune religion et ne consacre aucun athéisme. Il se montre ainsi ouvert et accueillant à tous, sans discrimination.

Assimilation 

 

La politique coloniale française est fortement influencée, du moins officiellement, par l'idée d'universalisme républicain. On l'oppose au colonialisme britannique, dit d'association, qui privilégie la forme du protectorat et dont le but à long terme est la constitution de Dominions pratiquement indépendants de la métropole et dirigés par des élites locales relativement occidentalisées. Au contraire, la France pratique une politique d'assimilation : elle privilégie l'annexion pure et simple des territoires conquis à la République française, et cherche à long terme à en faire des départements français intégrés à ceux de métropole au sein d'une même Nation. Ils n'ont pas vocation à la moindre autonomie et toutes les populations indigènes doivent théoriquement s'assimiler à la culture, à la langue française et adopter les valeurs de la République. Encore en théorie, les indigènes sont censés pouvoir avoir accès aux mêmes droits et opportunités que les citoyens de métropole.

Cette doctrine de l'assimilation a été énoncée par Arthur Girault dans son ouvrage classique "Principes de colonisation et de législation coloniale" (1894). L’assimilation, écrivait-il, "est l’union plus intime entre le territoire colonial et le territoire métropolitain". Son but "est la création progressive de véritables départements français". "L’assimilation, poursuivait Girault, doit être pensée comme l’héritière directe du projet de la Révolution française, car la Constitution de l’an III (1795) avait déclaré que les colonies étaient partie intégrante de la République". C'est donc à partir des principes républicains que la colonisation devient assimilation.

Concrètement, la conquête de l'Afrique de l'ouest a permis d'y abolir l'esclavage, ainsi que d'introduire en partie le code civil français, largement plus libéral que les lois islamiques ou traditionnelles qui y étaient appliquées. C'est la raison pour laquelle la plupart des pays de la région n'interdisent pas l'homosexualité, contrairement aux anciennes colonies britanniques.

Les Quatre Communes du Sénégal (Saint Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), déjà colonies françaises au moment de la Révolution, ont été pleinement intégrées à la République dès 1792 et jusqu'à l'indépendance du Sénégal. À ce titre, elles ont servi d'exemple de cette assimilation censée s'étendre à toutes les colonies. Les habitants de ces communes étaient citoyens français et élisaient des députés à l'Assemblée nationale.

Droit du sol

 

La République n'est pas à l'origine du droit du sol en France, au contraire puisque la monarchie absolue de droit divin est encore plus compatible avec le droit du sol (est Français qui est sujet du roi de France, c'est-à-dire qui vit sur ses terres). Cependant, alors que la Révolution aurait très bien pu conduire à la création d'un véritable nationalisme ethnique fondé sur le sang, la République vient reprendre à son compte le droit du sol.

Tout d'abord parce que la France s'étend alors sur plusieurs continents et comprend des citoyens d'origines diverses (Juifs, Noirs, mais aussi et surtout des populations provinciales ne parlant alors même pas la même langue). Mais aussi parce que les idéaux de la Révolution fournissent alors une source d'identité capable de rassembler ces populations au sein d'une seule nation française. Celle-ci se définit donc comme l'ensemble des citoyens souhaitant vivre ensemble sous les principes républicains. C'est dans cette logique que le Comtat Venaissin, sous souveraineté du Pape, est annexé à la France à la demande de ses habitants.

La Constitution de l'An I (1793) prévoit que : « Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année - Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française - Ou adopte un enfant - Ou nourrit un vieillard ; - Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité - Est admis à l'exercice des Droits de citoyen français. »

Les Constitutions suivantes vont rapidement restreindre les critères de naturalisation en demandant jusqu'à dix ans de résidence. Quant au droit du sol, il n'est pas automatique dès la naissance et la première génération. Cela dit, le principe est conservé, et au nom de l'universalisme républicain il est possible à un étranger de devenir français à condition (entre autres) de partager les valeurs de la France et de s'y assimiler.

L'universalisme républicain, particulièrement lié au principe d'indivisibilité de la République, s'oppose frontalement à toute reconnaissance d'une quelconque minorité ou groupe ethnique, régional, racial, religieux, ou autre.

Le Conseil constitutionnel a ainsi censuré en 1991 l'article 1 de la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, au motif que "la mention faite par le législateur du "peuple corse, composante du peuple français" est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion". Au nom de l'universalisme républicain, sont rejetées, aujourd'hui, les discriminations de quelques natures qu'elles soient : racisme, religion, de sexe ou d'orientation sexuelle.

Question posée par Maxime Foerster dans son étude sur l'universalisme républicain et la sexualité : « Au moment de la révolution française, au moment de l'émergence de la république et du principe de l'égalité de tous devant la loi, comment peut-on d'un côté émanciper les citoyens juifs, protestants, affranchir les esclaves, ce qui est tout à fait dans la logique de l'universalisme républicain et en même temps exclure les femmes ? »

La République n’apporte rien dans ce domaine, au contraire. La Révolution a accordé aux femmes certains droits civils et aux femmes mariées le droit de divorcer. Mais les « avancées » sont « de l’ordre du privé, dans la sphère familiale mais pas dans la sphère politique, comme le justifie Talleyrand en 1791 : ‘Si nous leur reconnaissons les mêmes droits qu’aux hommes, il faut leur donner les mêmes moyens d’en faire usage. Si nous pensons que leur part doit être uniquement le bonheur domestique et les devoirs de la vie intérieure, il fait les borner de bonne heure à remplir cette destination’ ». Au contraire, la Révolution signifie « l’exhérédation de la femme » : « sous l’Ancien Régime, les femmes nobles, à la tête de fiefs, pouvaient rendre la justice et étaient investies des attributs de souveraineté au même titre que les hommes ; les femmes du tiers-état participaient par ailleurs aux assemblées ».

L'obtention progressive par les femmes de droits politiques et civils, jusqu'à la pleine égalité des droits, n'a pas changé le fait que contrairement aux caractéristiques raciales, ethniques ou religieuses, la République fait une distinction légale entre les citoyens en fonction de leur sexe. Ainsi, les révisions constitutionnelles du 8 juillet 1999 et du 23 juillet 2008 apportent même un amendement à l'article premier de la Constitution, qui assure l'égalité des citoyens devant la loi. Cette fois-ci, il ne s'agit plus de priver les femmes de certains droits, mais d'autoriser des discriminations positives en leur faveur dans les domaines politique et économique. L'universalisme républicain, au contraire, ne permettrait aucune discrimination même "positive". En poussant à la limite ses principes, il ne permettrait d'ailleurs même pas de reconnaître juridiquement le sexe des citoyens.

Les principes d’assimilation posés à la fin du XIXe siècle, et la façon dont la IIIe République s’est organisée, visaient à homogénéiser le corps national juridique français : manuels scolaires et «hussards noirs», indépendance face au religieux et au lutte contre l’Église, mise à l’écart des dialectes et des patois locaux et affirmation d’un État administratif (et culturel...) centralisé. L’assimilationnisme républicain est né. Ces éléments, conçus comme principes républicains universels, sont exportés dans les colonies à ce moment-là. Cette « exportation » de valeurs idéologiques accompagne la phase d’expansion économique du nationalisme français. Les principes de ce néo-universalisme peuvent d’autant plus s’appliquer en Algérie, que ce territoire est considéré, depuis 1848, comme partie prenante de la France.

D’un côté, une stratégie assimilationniste est avancée qui vise au rassemblement de tous les individus débarrassés de particularismes, en conformité avec les lois et principes proclamés de l’égalité républicaine et civique. En fait, « l’Algérie française » apparaît seulement comme slogan. En Algérie, l'assimilation républicaine était plus modérée qu'en métropole, les différentes communautés européennes, juives ou musulmanes gardaient leurs particularismes propres. Face à un assimilationnisme affiché se déploie l’application du différentialisme : l’appartenance à la religion musulmane étant perçue comme trop éloigné de la «civilisation occidentale», on devait cantonner sa religion dans la sphère privée pour devenir français. Quant à l’assimilation républicaine, elle se traduira par une volonté de dépersonnalisation. En Algérie, les principes de la République ne sont pas «assimilés»; on finit par devoir se perdre pour pouvoir exister.

Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le nationalisme français s’abritera sous les masques de l’universalisme républicain. Les luttes de décolonisation des années 1950-1960 déchirent cette «protection», et font apparaître cet universalisme comme nationalisme. Un choc se produit entre deux nationalismes: un type «universel laïque», et un autre à caractère « communautaire, religieux » (le nationalisme algérien). Dans la guerre d’Algérie, les attitudes se perçoivent plus nettement. Ceux qui tiennent des discours sur l’universalisme républicain (en particulier certains dirigeants de la gauche française) se révèlent n’être que de simples reproducteurs du nationalisme français du XIXe siècle. Au nom de l’universel, ils fabriquent du national... Le malentendu se dissipe définitivement à la fin de la guerre d’Algérie. Les partisans de l’Algérie française, regroupés de l’OAS, se recrutent exclusivement dans les rangs de l’extrême droite, en France.

On assiste à un transfert de la problématique sur le territoire métropolitain. Ce qui existait sur le territoire algérien au temps des colonies se retrouve posé en France, trente ans après. L’extrême force du discours assimilationniste des tenants purs et durs de la République ne vise qu’un objectif : cantonner la religion musulmane dans la sphère privée pour se fondre totalement dans la société française. L'abandon du modèle assimilationiste, jugé trop contraignant, et en grande partie l'immigration extra-européenne de masse rendent l'intégration quasi impossible. On retrouve la stratégie du différentialisme mise en œuvre en Algérie coloniale qui consistait à créer des espaces délimités (urbains...), puisque la différence était jugée irréductible. 

 

L’immigration maghrébine, et plus particulièrement algérienne, éprouve le sentiment que ce républicanisme, très particulier, a échoué dans l’Algérie coloniale malgré le soutien majoritaire des musulmans pour l'Algérie française. Ce qui a conduit au séparatisme (donc à l’indépendance et au nationalisme) est le constat d’une absence de fonctionnement de la République (absence d’égalité civique : pas de droit de vote) à l’époque coloniale. Cinquante ans après, des partisans déclarés d’un faux modèle de la République procèdent, à nouveau, à coups de sommations assimilationistes. Dès lors, plusieurs réactions sont observables dans les milieux issus de l’immigration algérienne.

La première attitude consiste à suspecter a priori toute République inspirée de l’Occident d’amener « l’esclavage » ou la dépersonnalisation. L’idée de la République est alors rejetée. Ce refus débouche sur les ressourcements religieux, sur une attirance des valeurs communautaires.

La seconde attitude voit dans la République un système qui a été utilisé par les nationalistes des pays colonisés, pour se dégager du régime colonial (retournement des principes d’égalité contre le colonisateur). Les deux aspects cohabitent. Ils génèrent une perception très contradictoire de la République, qui est actuellement particulièrement sensible dans les banlieues françaises. La première vit la prise de naturalisation française comme une « trahison »; la seconde, très largement majoritaire, tente de concilier deux histoires: elle rejette une République « coloniale » assimiliationniste, et veut le respect des principes républicains égalitaires qui acceptent la diversité d’origine — d'où le mythe de la « double culture » — afin d'obtenir une société multiculturelle et multiconfessionnelle. Ainsi se reconstruit, lentement, la mémoire du passé colonial.

Cette conception est aujourd'hui souvent critiquée : «  L’« universel républicain » a mauvaise presse. Dans la vie publique, il est d’ailleurs toujours qualifié d’« abstrait », ce qui le condamne explicitement ou implicitement. Il importe donc de comprendre ce qu’il fut sans le caricaturer mais sans l’idéaliser rétrospectivement, d’analyser ce que furent ses vertus mais aussi les mauvais usages qui ont pu en être faits, et les interrogations qu’il suscite aujourd’hui. » « L'universel républicain revisité » - Dominique SCHNAPPER

L'inégalité existant de fait dans la société remet en cause le principe même des lois et règlements uniformes envers les citoyens. Il est nécessaire de prendre en compte la pluralité et la diversité de la société.

Benjamin Stora met clairement en évidence les impostures liées à cette notion :

« Quant à l’assimilation républicaine, elle se traduira par une volonté de dépersonnalisation. En Algérie, les principes de la République ne sont pas «assimilés»; on finit par devoir se perdre pour pouvoir exister. Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le nationalisme français s’abritera sous les masques de l’universalisme républicain. Les luttes de décolonisation des années 1950-1960 déchirent cette «protection», et font apparaître cet universalisme comme nationalisme. Un choc se produit entre deux nationalismes: un type «universel laïque», et un autre à caractère «communautaire, religieux» (le nationalisme algérien). »

Gilles Manceron, rédacteur en chef de la revue de la Ligue des droits de l’Homme, Hommes et Libertés, cerne tout particulièrement, dans "Marianne et les colonies", ce « paradoxe républicain » qui a conduit à l’invention d’un « universalisme truqué » distinguant les hommes blancs civilisés des indigènes sauvages. Une « contrefaçon » qui s’est poursuivie jusqu’au milieu du XXe siècle, avec une « étonnante continuité », et que nous avons, aujourd’hui encore, bien du mal à expliquer aux élèves des collèges et des lycées. Faute d’être débarrassé de cette « falsification » qu’il a entretenue, notre discours républicain continuera, affirme Manceron, d’être « porteur d’une ambiguïté fondamentale ».

Conclusion de l'essai de Maxime Foerster :

« L'universalisme républicain est une conception abstraite de la citoyenneté qui consiste à dire que la meilleure façon de ne pas discriminer un citoyen c'est de le définir en faisant abstraction de sa race, sa religion, ses opinions politiques, son orientation sexuelle, son sexe. C'est en fait essayer d'obtenir, à travers le citoyen, une vision d'électron libre complètement non surdéterminé par des caractéristiques qui pourrait le catégoriser. »

Une analyse sociologique de la notion d'universalisme républicain est aussi possible.

« Finalement, votre besoin d'universalité trahit, à mon sens, une méconnaissance des mécanismes d'analyse qui nous permettent de vivre en société et dans lesquels vous êtes également pris, comme tout le monde : une analyse qui nous conduit constamment à produire de l'altérité et de l'unité. Dans les termes de Jean Gagnepain : « Nous passons notre temps à créer du singulier pour pouvoir l'échanger et fabriquer en permanence un universel toujours provisoire » (1994, 138).

Taguieff le dit bien aussi lorsqu'il affirme que « les « dérives communautaristes » dénoncées sont toujours celles d'un groupe autre que le groupe d'appartenance du dénonciateur. Le « communautariste », c'est l'autre. » C'est donc vous qui allez déterminer quels sont les « faits communautaristes », selon les critères qui seront les vôtres, et notamment lorsque, en tant que groupe de citoyens porteurs des valeurs que vous défendez, vous vous sentirez atteints (ce n'est pas moi qui le dit, mais vous-mêmes qui parlez d'« atteinte ») par l'altérité de groupes exprimant des appartenances qui vous semblent incompatibles avec l'appartenance à la nation française. »

Vu de l'étranger, le principe d'universalisme républicain est vu comme apparenté à une religion (l'expression « républicanisme transcendental » est utilisée) dont la thèse centrale est que l'égalité supprime les discriminations. Mais cette égalité suppose l'abandon des particularités. Ainsi la Süddeutsche Zeitung avance ce commentaire :

« ... Ce serait faire tort aux républicains comme Pena-Ruiz de supposer qu'ils ne souscrivent pas de bonne foi à l'idée que la République française est une affaire qui s'adresse à l'homme universel et dans laquelle toutes les particularités doivent s'effacer pour le bien commun. D'un autre côté, il est également clair que cette idée confond toujours l'homme universel et la France, et ignore impitoyablement le reste du monde. L'universalisme n'est donc pas la solution à l'exclusion qui frappe les Arabes et les Noirs. Par son ethnocentrisme déguisé en logique de la raison, il est lui-même le problème.  »

Les mêmes principes de liberté et d'égalité sont contenus dans les diverses déclarations internationales des Nations-Unies, contre les discriminations, déclarations qui ne se réfèrent jamais à l'universalisme républicain, mais sont, par contre, ouvertes aux différences culturelles et linguistiques, à la protection des minorités.

Pourtant la République Française nie l'existence des minorités en France, au nom même de l'universalisme républicain, comme en témoignent les réserves constamment émises à ce sujet, réserves : – à l'article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; – et à l'article 30 de la Convention internationale des droits de l'enfant.

On constate donc que les instances internationales et universelles recommandent la protection des minorités, et que la France refuse cette protection au nom de sa spécificité républicaine française. 

 

Néo-nationalité : Nation cosmopolite

  
 
 

Pour Renan : «La sécession et, à la longue, l’émiettement des nations sont la conséquence d’un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu’en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l’excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d’une façon très générale. Les volontés humaines changent... Les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l’œuvre commune de la civilisation ; toutes apportent une note à ce grand concert de l’humanité, qui, en somme, est la plus haute réalité idéale que nous atteignions. Isolées, elles ont leurs parties faibles.

L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister.»

Selon Habermas, la mondialisation économique vient parachever l'obsolescence de l'Etat-nation, déjà largement posée par d'autres phénomènes, comme la pluralisation culturelle des sociétés ou les dérives politiques, toujours possibles, du nationalisme. Cette configuration, où les phénomènes économiques jouent un rôle essentiel, constitue une "constellation postnationale" qui porte le dépassement à la fois inévitable et nécessaire de l'Etat-nation.

Cette conclusion résulte de la conjonction de trois séries d'arguments: tout Etat plus ou moins démocratique est forcément national, ou, plus précisément, est amené à se doter du type d'institutions qui ont historiquement construit ce que nous appelons les nations.

Ces institutions sont toutes celles qui, au-delà d'une "identité nationale" existant dans les "consciences", représentent des formes concrètes d'intégration sociale qui, en supposant la nation, tendent à l'engendrer.

Il en résulte un corollaire essentiel: les frontières de nations ainsi définies (au premier chef, par des institutions inscrites dans l'histoire et dotées d'"épaisseur" sociologique) ne sauraient être fixées une fois pour toutes. Se placer "au-delà" des nations existantes ne signifie donc pas nécessairement se situer "après l'Etat-nation".

 

La globalisation contre la souveraineté de l'Etat

L'Etat est obsolète parce que son attribut essentiel - la souveraineté, pensée comme capacité de contrôle effectif de ce qui se passe à l'intérieur de son territoire - est dépassé par la globalisation. Personne ne contestera que les Etats contemporains soient de puissance variable, et souvent faible face aux contraintes de leur environnement. Deux questions n'en restent pas moins posées. D'une part, est-il conceptuellement pertinent et historiquement exact de définir la souveraineté par le contrôle ou par l'autonomie dans l'action?

Il y a une thèse concurrente qui me paraît plus plausible: celle de la souveraineté comme droit exclusif de formuler des règles juridiques. Après tout, l'existence même d'un système international d'Etats fondé sur la souveraineté, alors que les capacités d'action des différents Etats sont massivement inégales, suppose que ce ne sont pas ces capacités qui fondent la souveraineté.

Un Etat ne cesse pas d'exister comme tel quand, par exemple, sa politique étrangère est entièrement dictée par le souci de ne pas déplaire à un puissant voisin; il cesse d'exister, en revanche, quand il est annexé, quand sa compétence juridique disparaît. La souveraineté est, certes, un attribut décisif de l'Etat, au sens où un "Etat non souverain" se heurterait à des conceptions juridico-politiques profondément inscrites dans l'histoire et dans le droit. Mais elle n'est pas le seul attribut de l'Etat, et à bien des égards elle n'en est même pas le plus intéressant.

Par ailleurs, il est souvent plus fécond d'analyser les attributs de l'Etat comme attributs d'un système (composé d'Etats, mais aussi d'acteurs non étatiques) que d'une entité autonome. Les Etats existent notamment en étant reconnus (y compris au sens diplomatique le plus concret). De surcroît, leur action suppose le plus souvent la reconnaissance. Il suffit, pour le voir, de prendre deux exemples superficiellement contre-intuitifs.

La monnaie n'existe qu'en étant acceptée comme telle, et les enjeux de la "confiance" n'ont de ce point de vue rien de "moderne" (il suffit de penser, dans le cas de la France, à Philippe le Bel, à la faillite de Law et aux assignats révolutionnaires). La notion de "souveraineté monétaire" est, à la limite, un abus de vocabulaire.

La nationalité, au sens le plus large, est irréductiblement une notion de droit international (privé): comme la monnaie, elle exige, sauf dans le cas trivial de l'autarcie, la reconnaissance; et historiquement, c'est bien comme rapport entre Etats - explicitement négocié ou non - qu'elle se constitue. D'ailleurs, sa régulation est souvent inscrite dans le droit international public (par exemple, dans les traités d'évitement de la double nationalité).

Le sens social et politique de la globalisation est surdéterminé par sa logique économique. Pour que la remise en cause de l'Etat soit aussi celle de la nation, il faut une globalisation culturellement homogénéisante.

 

La société contre la nation

La nation, comme construction sociologique et politique, serait obsolète. Il y a un dépassement du national par l'émergence de nouvelles formes d'intégration sociétale. Les nouvelles modalités de rapport à soi et à l'autre sont médiatisées par de nouvelles formes de communication, de relations économiques, par de nouvelles manières de se penser, qui conduisent au déclin des formes spécifiquement nationales d'intégration.

L'intégration est avant tout une dynamique économique de la modernité industrielle, médiatisée par un ensemble d'institutions historiquement construites, forme concrète de l'Etat-nation, mais ne s'y réduit pas. D'ailleurs, à la différence de l'école, de l'armée ou du nationalisme comme "religion civile", le droit n'est national que de manière contingente et déjà, notamment dans le cadre européen, en voie de dépassement.

L'obsolescence de la nation est notamment une question de "conscience": elle suppose non seulement des mutations des formes d'intégration sociétale, mais aussi leur acceptation, et donc un accord large pour leur attribuer un "sens". Aux yeux de ceux qui voudraient défendre la nation contre son obsolescence tendancielle, les mêmes constats prennent évidemment un sens fort différent.

 

La morale contre le principe national

Sociologiquement obsolète, le principe national est également normativement périmé. En raison de ses ambiguïtés internes, son dépassement est une exigence morale. Il y a deux enjeux convergents.

D'une part, le principe national repose sur l'homogénéité culturelle des sociétés. Mais cette homogénéité n'est jamais complète: sa recherche à l'intérieur d'une société se place dans une logique dont le "nettoyage ethnique" est d'une certaine façon l'aboutissement normal. En outre, à penser le rapport entre sociétés distinctes comme rapport entre systèmes culturels clos et mutuellement exclusifs, on s'interdit d'articuler l'éthique des formes concrètes de vie à l'universalité d'une position morale. Le principe national porte donc en germe le nationalisme négatif, celui d'un égoïsme collectif toujours susceptible de devenir guerrier.

D'autre part, selon Habermas, le principe national trouve son origine conceptuelle, et pour partie historique, dans une exigence de légitimation d'un pouvoir politique d'un genre nouveau: celui qui, issu des Lumières, se donne pour fondement une souveraineté pensée comme volonté. Or, celle-ci a tendu historiquement à considérer toute limite à son action comme une contrainte extérieure arbitraire. Au nom des intérêts supérieurs et permanents de la nation, on a tôt fait de se méfier, en particulier, de droits de l'homme à vocation universaliste. Inversement, à cette perspective jacobine s'oppose classiquement une perspective libérale qui subordonne la souveraineté aux droits de l'homme et donc dépolitise ces derniers. Le propos de Habermas est de renvoyer dos à dos ces deux conceptions. Selon un thème central dans ses travaux récents, les droits de l'homme et la souveraineté démocratique sont "co-originaires": ils naissent ensemble, conceptuellement, et se définissent nécessairement les uns par rapport à l'autre, y compris sur le plan de leur institutionnalisation juridique. Habermas considère que le principe national masque ce rapport.

Ainsi, en résumant à l'essentiel, l'Etat est condamné par la globalisation, qui rend également la nation obsolète, et le principe national - qui constitue l'articulation de l'Etat et de la nation, en un mot l'Etat-nation - est normativement condamnable.

Il n'y a pas de fondement démocratique des frontières de la démocratie: "la construction juridique de l'Etat constitutionnel comporte une lacune (…). Il est en effet impossible d'expliquer en termes purement normatifs comment doit se composer la totalité fondamentale des citoyens". Cette lacune, "on est tenté de la combler par un concept naturaliste de peuple", c'est-à-dire par la nation au sens "ethnique" du terme. Mais cette entité "naturalisée" se révèle politique et artificielle. "C'est la nation qui amène les habitants d'un territoire étatique à prendre conscience de la nouvelle forme de solidarité fondée sur le droit et la politique. C'est la conscience nationale cristallisée autour de la perception d'une provenance, d'une langue et d'une histoire communes, c'est donc la conscience d'appartenir à un "même" peuple qui transforme les sujets en citoyens d'une unique communauté politique, en d'autres termes, en membres capables de se sentir responsables les uns des autres. La nation ou l'esprit national (Volksgeist) - la première forme moderne d'identité collective en général - apporte un substrat culturel à la forme étatique constituée par le droit".

En effet, si la nation se construit avant tout par un ensemble de processus institutionnels, alors la possibilité que ses frontières s'adaptent n'est pas à écarter. De ce point de vue, la "co-originarité" de la souveraineté démocratique et des droits de l'homme conduit à la possibilité d'un Etat qui soit à la fois démocratique, national et cosmopolite. Dans son ouvrage The Third Way (5), Anthony Giddens loin de raisonner "après" (ou "au-delà de") l'Etat-nation, formule l'exigence, faussement contradictoire, d'une "nation cosmopolite".

 

Recul de l'Etat

Avec la globalisation, les consensus fiscaux deviennent plus fragiles. Or, les niveaux de consensus fiscaux sont l'un des éléments les plus décisifs de ce que l'on peut appeler la cohésion d'une nation. Un consensus fiscal exprime un niveau de préférences collectives.

Aujourd'hui, les consensus fiscaux sont très variables d'un pays à l'autre, en Europe et à travers le monde. Or, au cours des vingt dernières années, ces consensus n'ont pas vraiment bougé et les prélèvements ont même augmenté au sein des pays de l'OCDE - l'un des seuls contre-exemples est l'Angleterre, mais cela a changé depuis la fin de l'ère Thatcher.

Rien toutefois ne garantit cette stabilité des consensus. On peut même penser que le développement du commerce électronique est de nature à favoriser le développement des sécessions fiscales, articulées d'ailleurs à des revendications identitaires. La difficile traçabilité des revenus financiers, le développement des paradis fiscaux et le pouvoir croissant qu'ont les multinationales pour jouer sur les prix de transfert contribuent à faire basculer le poids de la fiscalité sur les revenus salariaux peu mobiles.

Cette évolution retombera sur les classes moyennes, dont le soutien social est indispensable pour donner à la globalisation une base sociale. On peut d'ailleurs largement interpréter les résistances à la globalisation comme l'expression d'une crainte des classes moyennes face à un processus qui, tendanciellement, leur paraît défavorable.

Dans le contexte de la globalisation, on constate l'apparition de nouvelles responsabilités qui incombent aux Etats. Les Etats ne peuvent plus aujourd'hui, sur le plan économique, recourir au protectionnisme ou bien à une politique économique de type keynésien de soutien de la demande interne.

La question centrale est : comment trouver les moyens d'une intégration sociale qui se porte à la hauteur de l'intégration économique ? C'est le défi politique de la globalisation. Comment créer de la solidarité et se porter garant les uns des autres ? Cette solidarité s'est organisée historiquement dans le cadre national et s'interroge sur la façon dont cela pourrait se faire au niveau européen. Les sociétés qui s'ouvrent ont besoin de retrouver une clôture symbolique, ou ce qu'un autre auteur allemand, Sloterdijk, appelle des prothèses identitaires.

L'un des enjeux de la globalisation tient justement à la logique de désappropriation qu'elle engendre. On assiste, par exemple, à une baisse du pouvoir d'achat et à une décentralisation des négociations salariales vers le niveau le plus bas, celui de l'entreprise, voire de l'atelier, alors qu'en même temps ces entreprises s'inscrivent dans des stratégies globales. Il y a à la fois une logique économique, qui met en avant la flexibilité et la négociation décentralisée, et une logique de concentration de pouvoir, qui va dans le sens inverse…

 

Parce qu'elle est construite, l'unité de la Nation est politique. 

 

Ce principe est fortement lié à d'autres idées fondamentales de la politique française, comme le principe d'indivisibilité de la République, l'État unitaire ou la laïcité, qui est son application dans le domaine religieux.

Initialement, a pu être défendue l'idée que la France est née sur la base d'un ensemble culturel homogène. Par exemple, en 843, le Traité de Verdun qui a entériné le partage de l'empire de Charlemagne entre ses trois petits-fils a souvent été présenté sous sa dimension linguistique. A l'ouest, le royaume de Francie Occidentalis regroupait des pays de langues romanes issues du bas latin, à l'exception de la Flandre et du Pays Basque. A l'opposé, le royaume de Francie Orientalis accordé à Louis de Bavière rassemblait des régions de langue germanique. Au milieu, s'étendait le royaume central et hétéroclite de Lothaire voué à disparaître en raison de son caractère artificiel et ingouvernable. Cette image a été rapidement troublée. Le royaume a vite pris l'aspect d'un véritable manteau d'Arlequin. On a assisté à une diversification progressive entre les parlers d'oil et d'oc issus du bas latin. Le premier texte en français est habituellement attribué au Serment de Strasbourg en 842, rédigé en langue d'oil et qui marque l'alliance entre Charles le Chauve et Louis le Germanique contre leur frère aîné. Les parlers d'oc, longtemps proches du latin, étaient répandus au sud. En revanche, les parlers d'oil, teinté de francique, étaient localisés au nord et donnèrent peu à peu naissance au français. En fait, il est important de signaler que cette dernière langue a été fabriquée de manière volontaire par la chancellerie royale et par l'Eglise carolingienne. A partir des parlers d'oil, on a fabriqué une langue de synthèse imposée par les pouvoirs royal et religieux. Dans le même temps, l'écart entre parlers d'oc et d'oil s'accroît.
Par la suite, au-delà des limites originelles de 843, sont venus s'agréger des territoires à l'est des "quatre rivières" ainsi que la Bretagne. Or, ces régions n'appartenaient pas à l'ensemble des langues romanes. C'est le cas, par exemple, de l'évêché de Metz dont la population est en partie germanophone et plus tard du Roussillon en 1463 et 1659, de la Flandre en 1668, de l'Alsace en 1648, de la Lorraine en 1766 ou de la Corse en 1768.

 
 
La Francité
 
 
Formation progressive de la Francie.

 

La Francie a été étudiée par les historiens, notamment Carlrichard Brühl et Margret Lugge, comme révélateur du sentiment d'appartenance au royaume des Francs.

Sous les Mérovingiens, elle désigne l'ensemble du royaume des Francs incluant donc la Neustrie et l'Austrasie. Sous les premiers Carolingiens, elle continue de désigner l'ensemble des possessions franques à l'exception de l'Italie, puis après le traité de Verdun de 843, chacun des royaumes issus du partage.

À partir du Xe siècle, la Francie désigne le seul royaume des Francs de l'ouest qui deviendra le royaume de France tout en désignant également une région précise, celle du domaine royal. À l'est, dans le monde germanique, elle ne désignera plus que la Franconie et la Lotharingie, régions peuplées de Francs, surtout après le remplacement de la dynastie franque des Carolingiens par la dynastie saxonne des Ottoniens.

Le royaume des Francs fondé par Clovis est par la suite souvent divisé en sous-royaumes, appelés « parts de royaume » ou « Teilreiche », suivant la coutume franque de partage équitable du royaume entre les fils du souverain.

Les périodes d'unité monarchique sont plutôt exceptionnelles. Cependant, l'unité de ces différents sous-royaumes constituant la Francie est en permanence reconnue, malgré des affrontements parfois violents. Le sentiment d'appartenance à une entité commune et supérieure, le royaume des Francs, couvrant l'essentiel de la Gaule et uni par l'allégeance à une même dynastie royale, reste fort chez les Francs. Ces royaumes savent par ailleurs faire taire leurs conflits internes pour s'unir contre d'autres royaumes, comme lors des assauts des rois francs contre les Burgondes.

Par ailleurs, malgré les partages du royaume unifié par Clovis Ier, tous ses descendants régnant sur des portions du royaume des Francs porteront le titre de roi des Francs, manifestant par là la conscience de l'unité et de l'identité particulière de la Francie. Cette unité de la Francie se manifeste aussi par le caractère indivis de Paris, siège du royaume par la volonté de Clovis Ier, puis la proximité des différentes capitales dans le bassin parisien.

La Francie, pour désigner le royaume des Francs, se maintient sous les premiers Carolingiens. Quelques actes de Charlemagne opposent Francia et Italia, de même qu’à partir de 801 la formule de date de certains capitulaires. Francia se retrouve dans cette acception dans de nombreux textes : chez Éginhard, Nithard, Ermold le Noir, dans les Annales royales et les Annales de Saint-Bertin.

À la fin du IXe siècle, du fait des conquêtes de Charlemagne, Notker se sent obligé d’expliquer la Francie par l’énumération des peuples qu’il englobe, dans une œuvre destinée à perpétuer la mémoire du premier empereur franc.

Dès les règnes de Pépin le Bref, Charlemagne et de Louis le Pieux, la Francia commence à désigner à la fois l'ensemble du royaume des Francs et une partie de celui-ci. Sous Pépin le Bref, elle désigne les régions entre Loire et Rhin par opposition à la Bavière, l'Aquitaine, l'Italie, la Burgondie. Nithard use d’expressions comme tota Francia  ou universa Francia pour désigner le royaume des Francs, réservant Francia à la zone comprise entre la Loire et la Seine ou la Loire et le Rhin. La biographie anonyme de Louis Ier le Pieux oppose Francia à Burgundia, Aquitania, Germania.

Le passage insensible de Francie, ensemble du territoire soumis aux Francs au nord des Alpes (regnum Francorum), à Francie, simple portion du royaume des Francs se lit clairement dans la formule de date des actes de Lothaire Ier :

  • Lorqu’il dépose son père en 833-834 et juste après sa mort, il utilise la formule distinguant Francia et Italia selon l’usage de Charlemagne, assimilant la France à l'ensemble du royaume des Francs.
  • Après 843, Francia désigne tout aussi bien la Francie médiane confiée à l'empereur Lothaire Ier , que la Francie de l’Est confiée à Louis le Germanique,ou Francie de l’Ouest confiée à Charles II le Chauve.

De fait, pour Réginon de Prüm la Francie désigne tantôt l’ensemble du regnum Francorum, tantôt le royaume de l’ouest, tantôt celui de l’est.

Au IXe siècle, dans le royaume de l'est, Francia peut donc désigner soit l’ensemble du royaume, soit une partie de celui-ci, auquel cas le terme renvoie à la Francie du Main ou Franconie (« Mainfranken ») et la Francie du Rhin ou Lotharingie (« Rheinfranken »), par opposition aux territoires des peuples germaniques soumis par les Francs : Alemania, Baioaria, Frisia, Saxonia.

En effet, la Francie orientale est antérieure au royaume confié à Louis le Germanique : en 805, les Annales de Metz parlent des orientales Franci, comme les Annales royales, les Annales dites d'Éginhard, ce dernier dans sa Vita Karoli. La Francie orientale désigne avant 843, les zones peuplées de Francs ethniques à savoir la Francie du Main ou Franconie (« Mainfranken ») et la Francie du Rhin ou Lotharingie (« Rheinfranken »). Vers 840, la Passio Kiliani situe Wurzbourg dans le territoire des australes Franci.

Charles III sera le dernier roi de l’est à désigner son royaume sous le nom d’orientalis Francia et les souverains de la dynastie saxonne abandonne toute référence à la Francie pour désigner leur royaume. Ils n'emploient que très rarement le titre de roi des Francs contrairement à leurs homologues de l'ouest, par exemple lors du traité de Bonn de 921 qui cite les rex occidentalium Francorum (roi des Francs occidentaux) et rex orientalium Francorum (roi des Francs orientaux). Otton de Freising affirme que la Francia Orientalis ou Francie orientale s'appelle désormais Teutonicum regnum, parfois traduit en Français par royaume de Germanie, et il lie le changement de terminologie avec l’arrivée au pouvoir de la dynastie saxonne.

L'opposition entre Francia occidentalis et Francia orientalis ne sert plus qu’à opposer Francie du main (Franconie) et Francie du Rhin (Lotharingie) dans un diplôme d’Otton Ier.

Liutprand de Crémone oppose ainsi les Franci Teutonici de la Francie orientale à la Francie occidentale, Francia quam Romanam dicunt, expression qui a son pendant au XIe siècle dans la Latina Francia de Wipo et de Brunon de Merseburg. De même, au Xe et au XIe siècles l'idée que les Francs de l'est germaniques doivent être distingués des Francs de l'ouest ou Français apparaît dans l'espace germanique chez Lampert de Hersfeld qui évoque la Francia Theutonica et Ekkehard d’Aura qui distingue nettement les Franci ou Francs des Francigenae ou Français.

Des clercs du XIIe siècle prirent soin de distinguer Francs de Français : ainsi, pour Geoffroi de Viterbe, la vera Francia est la région d’entre Meuse et Main. Et Guillaume de Malmesbury note que les habitants de la Lotharingie, ceux de l’Alémanie et « autres peuples transrhénans » veulent se faire appeler Franci ou Francs pour être distnigués des Galli ou Français.

Charles II le Chauve ne fait d’abord référence qu’à ses années de règne, sans précision géographique, puis à partir de son avènement à l’empire (le 25 décembre 875), sa chancellerie prend le parti de désigner ses années de règne dans le royaume occidental par le terme de Francia ou Francie. Le royaume occidental est appelé Francie par Hincmar en 876-877 dans les Annales de Saint-Bertin, dans les Annales de Saint-Vaast, par des poètes comme Sedulius Scottus, tout comme dans les formules de date de certains diplômes royaux. En 877, Louis II le Bègue reprend un temps l’équivalence entre royaume de l'Ouest et Francie, avant que sa chancellerie ne revienne à l’usage de la datation d’après les seules années de règne.

Au Xe siècle, l’expression de rex occidentalium francorum figure dans l’œuvre de Richer ; vers 900, l’évêque Asser en Angleterre parle du regnum occidentalium Francorum et l’expression est aussi connue en Lotharingie. Dans les années 911-912, à la suite de la récupération de la Lotharingie, Charles III remet à l’honneur le titre de « rex Francorum » qui sera prédominant chez ses successeurs dans les actes du Xe siècle, et renforcera l'identification entre France, royaume des Francs et Francie occidentale. Dans les actes de Louis IV, le mot Francie désigne l'ensemble du royaume des Francs. Chez Gerbert, proche de la cour de l'est, comme chez Flodoard, seuls les rois de l’Ouest ont droit au titre de reges Francorum de même que le regnum Francorum est le seul royaume occidental.

Pendant que la Francie continue de désigner l'ensemble du royaume de l'ouest, contrairement à ce qui se passe dans le royaume de l'est, un phénomène analogue se produit dans les deux royaumes :

À l'est, la Francie s’oppose à la Saxe, la Bavière, la Frise et correspond géographiquement à la Franconie et à la Lotharingie ;

À l'ouest, la Francie s’oppose à la Bourgogne, l’Aquitaine, la Septimanie, la Provence et correspond géographiquement à l'Île-de-France.

À partir du règne de Philippe Auguste, Francia désigne tout le royaume. L’expression de regnum franciæ ou royaume de France est utilisée par la chancellerie au lieu de royaume des Francs mais c’est en 1254 que Rex Francorum laisse la place à Rex Franciæ.

La diversité consubstantielle au royaume de France était prise en compte par les monarques. Par exemple, Louis XIV avait pour habitude de s'adresser à ses "peuples". Cette conception se traduisait aussi par le respect des chartes locales. A la fin de la Guerre de Cent Ans, ont été rédigées les coutumes provinciales françaises, comme celle de Normandie, contenant le droit civil régional. Dans cette France diverse, le respect des coutumes et des Parlements s'accompagnait d'une nette différenciation des régimes fiscaux. Dans son Atlas historique des provinces et régions de France, Jean Sellier s'attache à montrer, à propos des impôts sur le sel, les inégalités importantes entre les pays rédimés ou la Bretagne qui était exemptée et les pays de grande gabelle du Bassin parisien. La différence des régimes appliqués suscitait une vive contrebande durement réprimée par les gabelous.


L'unité de la France 
 
 
 
Autrefois, cette caractéristique se matérialisait par l'appartenance et l'attachement à la monarchie et à la figure du roi. Ce dernier trait peut être expliqué par une double série de raisons.

Tout d'abord, l'organisation politique a toujours été marquée par la distinction entre le royaume de France et le domaine royal. Les rois de France ne se sont pas contentés d'une lointaine suzeraineté comme c'était le cas dans le Saint Empire. Au contraire, ils ont voulu être les souverains directs de leur peuple. Entre les premiers Capétiens et Louis XI, on a assisté à une véritable reconquête intérieure du royaume afin de l'assimiler au domaine royal. Du fait que le royaume a été assimilé progressivement à ce domaine, il y a eu allégeance directe de la totalité des Français à la couronne royale. Dès lors a pu s'établir un lien très fort entre le roi et ses sujets.

Une deuxième raison réside dans le péril profond vécu par la monarchie française au cours de la Guerre de Cent Ans. La confrontation des stratégies dynastiques anglaise et française s'est déployée au moment où les deux nations, chacune de leur côté, s'affirmaient. Henri V, par exemple, était le premier roi d'Angleterre à parler anglais à la cour. Entre Azincourt en 1415 et 1429 lorsque Jeanne d'Arc fait son apparition, la monarchie française a véritablement failli sombrer. En 1420, le Traité de Troyes prévoyait que Charles VI déshérite son fils au profit d'Henri V à qui il donnait, en plus du royaume, sa fille en mariage. Par la suite, le sursaut national n'a été aussi fort que parce que le péril avait été lui-même terrible. Le sentiment d'appartenance, personnalisé par le roi, a été la conséquence de cette réaction nationale.

En définitive, la nation française construite lentement par la politique n'est donc pas d'essence ethnique ou linguistique. Tous les Français participent à une aventure commune. Ils sont en quelque sorte des coéquipiers même s'ils restent dans la position de sujets.

La nation révolutionnaire s'est construite avant tout et de manière fondamentale contre les privilèges territoriaux et sociaux. Ces différences de statut portées en héritage étaient vécues comme un scandale par la population, et ceci, dès le début du XVIIIème siècle. La charge fiscale augmentait et générait un surcroît d'inégalités de plus en plus insupportables, comme en témoigne la recrudescence des guerres des gabelous avant 1789. Le privilège territorial émanait de la "loi privée" qui n'était faite que pour un sous-ensemble de la nation, qu'il s'agisse de territoires ou de groupes sociaux particuliers. La noblesse payait très peu d'impôts et le clergé encore moins. Lors de la préparation des états généraux, ils étaient désignés comme "ordres privilégiés. " La monarchie sous Louis XV et sous Louis XVI a fait augmenter les inégalités fiscales comme en atteste le passage du dixième au vingtième.

Face à la montée des contestations, la réaction nobiliaire s'est traduite par un accaparement de toutes les charges de haute responsabilité. La haute bourgeoisie n'a plus la possibilité d'accéder à la noblesse par l'achat de charges comme au XVIIème siècle. Au XVIIIème siècle, neuf charges parlementaires sur dix créées l'ont été au profit de la noblesse. Il en est de même pour l'accès aux services de l'armée, de l'Eglise ou de l'administration. L'ascenseur social est bloqué par la barrière des privilèges, ce qui alimente une frustration grandissante incarnée aux alentours de 1780 par le parti national. Dans ce contexte, la noblesse affirme ses droits avec une morgue incroyable. Pourtant, un propos de Barère de 1788 exprime clairement la réalité des récriminations en question : " Que le roi supprime les privilèges et personne ne lui disputera son pouvoir absolu ". Il n'est pas encore question de remettre en cause la légitimité monarchique autour de laquelle s'est bâtie l'unité nationale. Le vrai moteur de la révolution réside bien dans l'incohérence des privilèges.

Dans ce contexte, une conception partiellement nouvelle de la nation va être proposée. Dans "Qu'est-ce que le tiers-état ?" l'abbé Sieyès identifie la nation à l'ensemble des gens qui travaillent. Elle est assimilée à une ruche. Pour lui, l'utilité sociale est le critère d'appartenance à la nation. Sieyès fustige les privilèges en les associant à la paresse, l'oisiveté, la mendicité et la stérilité. Il s'agit d'une "classe assurément étrangère à la nation par sa fainéantise". Dans cette perspective, les deux cent mille privilégiés des deux premiers ordres doivent être comparés aux vingt-cinq ou vingt-huit millions de membres du tiers-état. Aux états généraux, les députés du tiers-état peuvent donc parler légitimement au nom de la nation. Noblesse et clergé deviennent facultatifs dans la constitution du corps social. Le refus du privilège est remis au centre du processus révolutionnaire. C'est alors que les députés du tiers-état n'hésitent pas à se déclarer Assemblée Nationale le 17 juin 1789 et à prêter le serment du Jeu de Paume le 20 juin. La Nation est alors identifiée à une loi commune incarnée par une représentation, elle aussi, commune.

 

La Nation révolutionnaire 



La Révolution porte, en elle, un idéal d'égalité civile et absolue. Le mouvement de la Fédération, en partie spontané, qui connaît son aboutissement avec la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, s'accompagne d'un processus dans lequel les différents territoires intérieurs font tomber leurs frontières pour se rejoindre et former une seule nation. Afin de faire table rase de l'héritage féodal, on répudie les provinces ainsi que les coutumes et les parlements pour adopter le système départemental dans un souci d'égalitarisme et de neutralité. On baptise les nouvelles circonscriptions à partir de toponymes naturels, essentiellement en utilisant le réseau de fleuves et de rivières qui parcourt la France, à l'exception de la Corse et plus tard des Savoies. L'idéal révolutionnaire s'attache à supprimer les corps intermédiaires en plaçant l'individu face à l'Etat. Ces réformes gagnent les domaines de l'économie et des relations sociales grâce à des décisions dont l'objectif est d'exterminer l'esprit de corps dans un esprit libéral inspiré d'Adam Smith comme l'attestent la loi Le Chapelier ou la suppression des biens de l'Eglise qui possédait jusqu'alors 7 % du patrimoine foncier national.

Un pouvoir central fort

Cet idéal de démocratie épurée et fondée sur l'égalité civile nécessitait un pouvoir central fort afin d'assurer un équilibre juste entre les deux grands principes révolutionnaires : liberté et égalité. Trop de liberté locale nuirait à l'égalité. Dès lors, on comprend les raisons de l'élimination des Girondins par les Jacobins. Le pouvoir fort mis en place par ceux-ci avait pour but d'assurer l'égalité au risque d'être entraîné vers la dictature. La Révolution, assimilée à la lumière, reste hantée par l'idée d'une contre-révolution nécessairement obscurantiste. Cette vision conduit la Convention à radicaliser sa politique jusqu'aux extrémités atteintes lors de la Terreur.

Pendant la Révolution, la langue française devient un symbole politique. La monarchie n'avait pas eu de programme de francisation des pratiques linguistiques. L'Edit de Villers-Cotterêts faisait du français la langue de la justice et de l'administration. La langue était institutionnalisée pour les usages publics et officiels. En aucun cas il n'était question de l'imposer dans les pratiques quotidiennes. Or, les Révolutionnaires auraient contracté " l'impérialisme linguistique " parce que le français était la langue d'expression de la Révolution et des droits de l'homme. A la fin de la Constituante, Talleyrand rappelait que la Constitution de 1791 prévoyait une instruction publique pour tous les jeunes Français parce que " grâce aux écoles primaires, la langue de la Constitution et des lois […] sera enseignée à tous ; et cette foule de dialectes corrompus, dernier reste de la féodalité, sera contrainte de disparaître ". Le 27 janvier 1794, Barère proclame d'une manière qui peut laisser dubitatif mais qui reste lourde de significations que " le fédéralisme et la superstition parlent bas breton, l'émigration et la haine de la République parlent allemand […] et le fanatisme parle basque". Selon cette vison des fractures politiques, comme la Révolution parle français, ses ennemis parlent nécessairement des langues régionales. "Chez un peuple uni, la langue doit être une et la même pour tous. " En juin 1794, l'abbé Grégoire publie un Rapport sur la nécessité d'éliminer les patois où il affirme que les langues régionales constituent un obstacle au triomphe de la République. Il paraît nécessaire de rendre possible les conditions de l'élaboration d'une identité de langage.

Cette inspiration centralisatrice, exprimée de manière privilégiée à propos de la question linguistique, est devenue par la suite un des fondements et une tradition de la République. C'est un des combats qu'ont mené les partisans de la République pendant ce que François Furet a nommé "le siècle de la Révolution" qui s'achève avec les grandes lois des années 1880. Les élites républicaines ont toujours pensé la nécessité de maintenir un pouvoir centralisé. Les Lois Ferry en sont un bon exemple dans la mesure où elles constituent un instrument et un aboutissement de la francisation généralisée. Ce processus a été complété en 1889 par l'établissement du service militaire obligatoire puis définitivement par le brassage géographique imposé par la Première Guerre mondiale à l'intérieur des tranchées. Ces quarante années sonnent le triomphe de la langue française.

En outre, la nation, vécue comme corps politique, est ouverte à l'assimilation des étrangers. Comme elle est de nature politique et juridique, la nation a vocation à intégrer les étrangers notamment parce qu'ils travaillent, envoient leurs enfants à l'Ecole, et plus largement s'intégrent socialement et économiquement. Comme elle n'est pas une nation ethnique ou linguistique à l'image de l'Allemagne, la France a mis en pratique le droit du sol surtout depuis qu'il a été définitivement rétabli en 1851. Initialement, il s'agissait d'un double droit du sol puisque était française toute personne née en France dont les parents étaient eux-mêmes nés sur le territoire français. En 1889, il a été remplacé par le droit du sol simple. En vertu de ce principe, la nationalité confère automatiquement la citoyenneté. On acquiert la citoyenneté française en devenant français. C'est la raison pour laquelle les étrangers ne votent pas. Ils ne peuvent procéder à l'exercice des droits civiques puisqu'ils n'appartiennent pas à la nation. La Loi Guigou, la dernière en vigueur, ne fait que confirmer cette conception.

Finalement, la loi identique pour tous et le refus des privilèges ou des particularismes ont motivé les révolutionnaires et ont forgé la tradition républicaine.

 

 

La Décentralisation

La France doit aujourd'hui faire face à un certain nombre de défis politiques de nature ethnique et linguistique qui, en raison de l'héritage centralisateur, apparaissent comme autant de forces centrifuges dangereuses.

Longtemps, l'idée de décentralisation a souffert d'une mauvaise réputation au sein de la République. Elle était présentée comme une composante de la tradition monarchique, donc réactionnaire. Les monarchistes n'ont rien fait pour dissiper cette opinion. Ce fut le cas du comte de Chambord lors de la tentative avortée de restauration monarchique de 1873. Charles Maurras se présentait volontiers comme un fédéraliste allant jusqu'à affirmer que "la monarchie devrait fédérer les républiques provinciales. " D'ailleurs le gouvernement de Vichy a été à l'origine de la création des préfets de région.

En fait, cette assimilation de la décentralisation à la monarchie constitue plutôt un mythe. Au moment de la Révolution, il était déjà possible d'observer les prémisses d'une centralisation en cours. Tocqueville en était pleinement conscient. La plupart des états provinciaux étaient dans la réalité déjà bien moribonds. Ce refus de la décentralisation par l'opinion républicaine s'est maintenu jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale.

A partir de ce moment, la pensée politique reconsidère la question et se permet d'envisager la décentralisation sous l'angle nouveau, mais conforme à l'idéal républicain, de l'égalité des chances. En 1947, l'ouvrage-manifeste de Jean-François Gravier, "Paris et le désert français", a éveillé les consciences et a contribué à la mise en évidence de problèmes ignorés jusqu'alors. Il a notamment permis de mettre en évidence et de faire considérer comme scandaleux l'inégalité des différentes parties du territoire français face au développement économique. Dans un contexte où la solidarité nationale s'exprime à travers le modèle de l'Etat Providence, il paraît indispensable aux élites politiques de lutter contre les inégalités économiques régionales.

 

La Régionalisation



La régionalisation fait ainsi son entrée dans les priorités politiques. Un nouveau domaine de l'action publique, l'aménagement du territoire, apparaît avec Pierre Mendès-France en 1954 et les lois concernant la redevance au mètre carré de plancher industriel puis la prime à l'aménagement du territoire. En 1963, le couple De Gaulle-Pompidou s'inscrit dans cette logique avec la création de la Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale. C'est ainsi que s'impose peu à peu l'idée, empreinte de technocratisme, de corriger les inégalités régionales et de rendre l'Etat plus efficace. Après l'échec du référendum de 1969, les Etablissements Publics Régionaux sont créés en 1972. Ce programme s'élargit considérablement avec les lois de décentralisation menées sous l'égide de François Mitterrand et de Gaston Defferre.

A cette politique technocratique fondée sur une vision rationaliste du territoire et dont les moyens d'action reposent sur les leviers économiques, s'ajoute progressivement et de manière simultanée, une aspiration croissante à l'identité culturelle régionale. En écho aux politiques désincarnées de l'Etat, se développe un rapport plus sentimental au territoire. Le slogan " vivre au pays " apparaît dans le contexte d'émancipation culturelle en 1968. On assiste à l'affirmation d'une identité régionale totale qui ne se réduit pas à la seule question du développement économique. On défend les identités régionales ce qui peut éventuellement conduire à des revendications d'autonomie à l'égard de l'Etat centralisateur.

Aujourd'hui, un consensus semble se dégager depuis les avancées consécutives aux lois de décentralisation et à l'inscription des élections régionales dans la durée. Se manifeste alors la volonté d'aller plus loin, y compris dans le gouvernement Jospin, comme l'attestent les résultats de la Commission Mauroy. Cette dernière propose, par exemple, l'augmentation des compétences de la région en matière de gestion dans les domaines des transports ou de l'université, mais aussi l'augmentation des ressources propres. Jusqu'à aujourd'hui le budget des régions dépend surtout des reversements que l'Etat consent à leur accorder. Il serait aussi question de donner de l'air aux cultures régionales, en particulier aux langues régionales qui bénéficient déjà d'un soutien aux associations privées comme les écoles Diwan en Bretagne, apparues en 1977, ou plus récemment dans les pays de langue d'oc. Par exemple, ont accès à l'enseignement de la langue régionale, 85 % des élèves de Corse, 25 % de ceux des trois départements de l'Alsace et de la Moselle et 18 % des basques. Cette réalité peut encourager certains à réclamer davantage.

Depuis peu, les revendications pour le droit de vote des étrangers aux élections locales se sont faites plus vives. Cette demande faisait pourtant partie des cent dix propositions du programme de F. Mitterrand en 1981. Le Traité de Maastricht repose aujourd'hui la question puisque la création de la citoyenneté européenne accorde aux ressortissants de l'Union européenne vivant depuis au moins six mois dans une commune de participer aux élections municipales. Cette réforme crée certes des citoyens de "seconde zone" mais certains se demandent s'il ne serait pas temps d'accorder ces droits aux étrangers non communautaires. Pourtant, force est de reconnaître qu'avec l'application du droit du sol, le problème disparaît dès la deuxième génération.

Une deuxième aspiration repose sur la revendication de droits linguistiques. La France a été bousculée par la Charte européenne des langues régionales et minoritaires adoptée par le Conseil de l'Europe en 1992. Or, cette charte comporte des usages privés mais aussi de manière plus problématique, des usages dans le domaine de la vie publique. Le gouvernement Juppé a soumis cette charte au Conseil d'Etat en 1996 qui l'a refusée, le français étant reconnu comme langue unique de la République. On compterait, au total, une trentaine de langues régionales et minoritaires. Cette question est d'autant plus vive que, dans le cadre du processus de Matignon, les nationalistes corses sont parvenus à obtenir une mesure visant à rendre obligatoire l'enseignement du corse dans les écoles insulaires, sauf refus exprimé des parents. Ce caractère systématique de la question linguistique traduit une dérive ethnique du régionalisme - déjà présente dans la revendication d'un département basque.

Enfin, certains expriment le souhait d'introduire une forme de relativité de la loi remettant en cause, à terme, le principe de l'indivisibilité de son application. Il est dit, par exemple, que l'Assemblée territoriale corse pourrait adapter les lois, instituant ainsi un régime spécifique allant à l'encontre de l'égalité républicaine appliquée au territoire. Se pose alors la question du degré d'encadrement attribué, d'une part au Parlement et d'autre part au Conseil Constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Aujourd'hui il est nécessaire de mieux évaluer les orientations possibles. L'équilibre et les valeurs de la Nation sont en cause. La situation actuelle traduit une vive réaction des cultures régionales face à la menace constituée par l'accroissement des migrations internes et du brassage démographique. Il existerait un risque de voir disparaître ces identités locales. De surcroît, apparaîtrait un besoin de retrouver des racines dans un environnement menacé par la banalisation imposée par le processus de mondialisation.

Il semble donc raisonnablement impossible d'ignorer plus longtemps ce regain de besoin d'identité qui sera à coup sûr un terrain privilégié de l'action politique à venir. Or, rien n'est facile, d'autant plus qu'il existe, à l'opposé, des prises de position intégristes et conservatrices défendues par les protecteurs de la tradition jacobine comme Jean-Pierre Chevènement par exemple. Ceux-là refusent tout en bloc, au nom de l'égalité devant la loi et de la solidarité entre les régions. D'ailleurs, ces thuriféraires de l'égalité républicaine signalent volontiers que le séparatisme est souvent le fait des minorités économiquement dominantes comme la Slovénie et la Croatie en Yougoslavie, la Lombardie en Italie ou la Catalogne et le Pays Basque en Espagne.

L'Etat doit jouer, en dernier recours, le rôle de rempart pour garantir l'égalité entre les régions. A ces arguments, s'ajoute le refus du communautarisme identifié dans les questions du vote des étrangers ou de l'enseignement des langues régionales, voire d'une éventuelle corsisation des emplois publics sous le contrôle de l'Assemblée territoriale corse. 

Les décisions qui seront prises devront prémunir la Nation contre un certain nombre de dangers comme le fédéralisme, la divisibilité de la loi et l'ethnicité ou le communautarisme, qui ne peuvent conduire qu'à l'exclusion. A côté, il existe une marge de manoeuvres possible :

Par exemple, le vote des étrangers non communautaires aux élections locales ne semble pas poser de problème majeur car cette réforme ne confère pas la citoyenneté française à l'électeur. Celle-ci s'exprime par la participation aux suffrages nationaux.

Sur la question linguistique, on peut aller vers un développement des langues régionales dans l'enseignement public de manière à favoriser la pratique de ces langues dans le domaine privé. Il n'est, par contre, pas question d'imposer l'utilisation de ces langues dans le domaine public. Il reste aussi à mieux définir le contenu de l'expression langues régionales ou minoritaires.

A propos de la divisibilité de la loi, il est possible d'avancer prudemment à condition que le dernier mot revienne au législateur national et et que ne soient concernés que les domaines non régaliens. (cf proposition de loi de P. Méhaignerie, soutenu par le gouvernement, en janvier 2001).

Dans son numéro de janvier 2001, Le Monde des Débats titrait de la manière suivante : "faut-il fédéraliser la France ? " Dans l'introduction du dossier, Jacques Juillard affirme qu'une "des fonctions de l'histoire est de localiser pour chaque peuple le domaine du sacré ; pour l'Angleterre, c'est la royauté ; pour l'Allemagne, la langue ; pour les Etats-Unis, la Constitution. Enfin quant à la France, c'est l'Etat". Pour l'auteur, " il n'y a pas lieu de rougir de la tradition centralisatrice car elle a plus créé qu'elle n'a détruit". Dans ce même numéro, Pierre Mauroy, invité en raison de la commission qu'il a présidé sur la question, se présente "pour une décentralisation beaucoup plus poussée mais contre un Etat fédéral et aussi contre une Europe des régions" et croit "au pouvoir tutélaire de l'Etat".

C'est ainsi que se dessine progressivement un cadre d'ajustement pour les années qui viennent où seraient conciliables, d'un côté, la sauvegarde de l'égalité devant la loi et l'homogénéité du territoire et de l'autre, la possibilité donnée aux entités régionales et culturelles de respirer davantage. Sur toutes ces questions, il n'y a pas de recettes simples mais des dosages subtils.

 

L'Espace républicain

Républicanisme

Tradition de pensée politique caractérisée par deux idéaux, celui de la république comme communauté politique de citoyens fondée sur le droit et le bien commun ainsi que celui de la liberté comme absence de dépendance de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs hommes, le républicanisme se caractérise aussi par son combat contre la corruption politique et la défense de la vertu civique des citoyens, qui s’avèrent nécessaires pour faire exister concrètement ces idéaux.

Il serait né dans les républiques italiennes entre le XIVème et le début du XVème siècle. L’élément distinctif de ces républiques italiennes, par distinction avec d’autres formes de gouvernement de l’époque, est leur volonté que le plus grand nombre de citoyens puisse participer au pouvoir souverain, par exemple grâce au principe de rotation des charges et au dispositif du tirage au sort. Ce qui les différencie de la république athénienne est qu’elles ne reposent pas sur l’esclavage.

Le républicanisme constitue l’un des «fondements de la pensée politique moderne» tout en proposant une définition de «la liberté avant le libéralisme» pour reprendre les titres de deux ouvrages majeurs du chef de file de l’école de Cambridge qu’est Skinner. Le républicanisme ne dérive pas d’une forme d’aristotélisme politique contrairement à ce que soutient le philosophe Jürgen Habermas.  

Concevoir la liberté comme absence d’interférences comme le fait le libéralisme revient à considérer que la seule forme de contrainte de la liberté est la force ou la menace coercitive. Soutenir cela, c’est selon Skinner, appauvrir la liberté républicaine (ou «néo-romaine»), qui considère que la condition de dépendance représente tout autant une contrainte à la liberté que des interférences. Si l’on suit cette conception de la liberté républicaine, il n’y aurait entre le républicanisme et le libéralisme qu’une différence de degré mais non de nature. Or si tel était le cas, le républicanisme ne pourrait prétendre constituer une troisième conception de la liberté, irréductible tant à la liberté positive démocratique qu’à la liberté négative libérale.

Pour Pettit, le républicanisme ne considère pas les interférences nécessairement comme des contraintes à la liberté. Ce qui constitue essentiellement une contrainte à la liberté, c’est pour lui la domination. La liberté républicaine est conçue comme absence de domination, c’est-à-dire comme absence de possibilité d’interférences arbitraires. Pour le républicanisme, les interférences non-arbitraires, telles que peuvent l’être les lois étatiques, ne menacent pas la liberté. Au contraire, les lois étatiques sont nécessaires pour créer et garantir l’absence de domination.   

L’homme, tel que le concevait Aristote, était la partie du tout que constituait la communauté politique, l’homme vertueux était donc uniquement conçu comme un citoyen et non comme un individu, notion encore inexistante chez les Anciens. Or la vertu civique, c’est-à-dire le sens du bien commun, n’a jamais été conçue par les humanistes civiques comme un sacrifice de l’intérêt individuel contrairement à ce qu’a cru Montesquieu.   

Le patriotisme républicain estime que le ressort de la vertu civique repose dans l’amour de la patrie. L’amour de la patrie, c’est l’amour charitable, ou la charité laïque, pour la république. Alors que la justice se veut rationnelle et universelle, la charité laïque est une passion pour une république particulière. Il convient de préciser ici que si l’amour de la patrie passe par l’amour d’une république particulière, c’est parce que structurellement l’amour ne peut porter sur des concepts purement abstraits. A travers leur défense d’une république particulière, les penseurs du patriotisme républicain visent principalement la défense d’un ensemble d’institutions politiques permettant le vivero libero tandis que les nationalistes visent essentiellement la sauvegarde d’une identité culturelle particulière. 

Toutefois, si refaire des communes de véritables espaces politiques est un moyen qui peut permettre de renouer les citoyens à l’intérêt pour la chose publique en raison de leur proximité qu’ils ont avec celles-ci, le républicanisme est à même de susciter l’engagement politique pour des communautés plus grandes.

Le patriotisme européen n’implique pas de nous abstraire de nos cultures locales et nationales en vue d’aimer le seul principe universaliste, comme le soutient Habermas, avec son « patriotisme constitutionnel ». Les cultures civiques particulières sont considérées  comme une ressource nécessaire à faire renaître chez les citoyens l’amour de la patrie. Le développement de ces cultures civiques particulières ne passe pas que par la participation des citoyens aux institutions étatiques. L’idée principale reste que la chose publique, qu’elle soit européenne ou non, nécessite toujours la présence chez les citoyens d’un ethos civique car s’il n’existe pas de république sans lois républicaines, il n’existe pas plus de république sans mœurs républicaines.

 

                         

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