Justicité
(Les EGIDES de la République)
Ecole, Justice, Industrie, Défense, Europe, Santé
Dans nos sociétés techniquement développées, on peut observer certaines tendances préoccupantes: violences urbaines, avec le poids du chômage et de l’exclusion sociale; relâchement du tissu social, avec la montée de l’individualisme, des corporatismes, et des incivilités; crise d’idéologies alternatives, de consensus sur les valeurs; désengagement vis-à-vis du politique etc.
La société a l’école qu’elle mérite. Mais elle a la responsabilité, par l’éducation des jeunes, de préparer la société de demain, en articulant les capacités à s’adapter et à résister, par le recul critique. D’où, outre ses fonctions d’épanouissement de l’enfant et d’intégration d’un patrimoine culturel, sa mission, dans un Etat démocratique, de socialisation, d’éducation à la civilité et à la citoyenneté, pour (re-)fonder un consensus social sur les droits de l’homme, de la personne, du citoyen.
C’est dans cette perspective qu’elle doit promouvoir une réflexion philosophique (éthique et politique) sur le juste et l’injuste, sur la nécessité de normes, de lois et de règles médiatrices d’un vivre ensemble démocratique, sur l’obligation de fonder les rapports sociaux et le droit sur des valeurs et principes universels.
JUSTICE ET ÉGALITÉ
“La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation... La notion a dû déjà se dessiner avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société on y pratique le troc; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe... voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle... Graduellement, elle s’étendra à des relations entre personnes, sans toutefois pouvoir, de longtemps, se détacher de toute considération de choses et d’échange. Elle consistera surtout alors à régulariser des impulsions naturelles en y introduisant l’idée d’une réciprocité non moins naturelle, par exemple l’attente d’un dommage équivalent à celui qu’on aura pu causer...”. BERGSON (Deux sources de la morale et de la religion).
JUSTICE ET ÉQUITÉ
La justice est l’application de la loi. Mais l’application stricte et pour ainsi dire mécanique de la loi peut produire des injustices: un jugement peut être juste selon la loi, mais non équitable. Cependant, dit Aristote, il n’y a pas pour autant d’opposition entre l’équitable et le légal, car l’équitable n’est en fait que le correctif de la loi, sa forme la plus achevée.
“Il y a identité du juste et de l’équitable, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèces pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais bien à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable: c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité." Aristote (Ethique à Nicomaque)
La justice comme idéal
La justice est assise sur des bases philosophiques dont le développement témoigne de l'évolution de la pensée et des systèmes. Les penseurs ont très tôt soulevé la question d’une justice universelle indépendamment des sociétés humaines, c'est-à-dire une idée en soi, par opposition à une justice culturelle, c'est-à-dire contingente.
En occident, la première trace écrite d'une réflexion sur la justice se trouve chez le philosophe présocratique de la Nature, Héraclite qui affirma au Ve siècle av. J.-C. : « S'il n'y avait pas d'injustice, on ignorerait jusqu'au nom de la justice. », la définissant par son antonyme. Selon lui l'idéal de justice en soi se comprend par le refus d'un état d'injustice, assimilé au chaos social.
La justice comme idéal individuel ou collectif fut le sujet de nombreuses théories philosophiques et métaphysiques, souvent associées aux notions de Liberté, d'Égalité ou de Société, au souci d'égalité d'accès à la justice et à la réparation (par la fourniture gratuite de droits de défense par exemple) car dans les faits, les nantis et les personnes cultivées ont souvent plus de facilités pour accéder ou échapper à la justice et pour se défendre.
La justice comme norme
La Justice devient une réalité pratique et non plus philosophique dans la Rome antique par l'apparition d'une norme application : le droit.
La justice obéit désormais à des règles. La responsabilité de l'auteur (étymologiquement l'auteur est celui qui amplifie, ici un acte mauvais et répréhensible) est évaluée par rapport à une norme préexistante. Tout comportement qui dévie de la norme voit son auteur sanctionné sur la base d'un règlement qui matérialise, par des textes, l'échelle des sanctions à appliquer proportionnellement à l'écart constaté avec la norme.
On distingue alors deux justices, fonctionnant selon deux normes différentes mais complémentaires : la justice privée et la justice publique. La justice privée est rendue en dehors de l'État, c'est la médiation mais aussi la loi du Talion. Cette justice, la plus ancienne (voir le paragraphe historique) est à l'origine du droit privé que l'on pourrait qualifier de « droit des individus ». La justice y est ici une « affaire privée », un conflit entre particuliers. C'est selon l'adage juridique latin : « Justicia est voluntas suum quique tribuere » (soit « La justice est volonté de faire à chacun son droit »).
La justice publique est rendue par l'État. Son domaine par excellence est le droit pénal. Quand un crime a eu lieu, l'État considère qu'il ne peut laisser seul les individus régler le problème, il intervient. La justice publique est donc une « affaire publique » et donc un droit extérieur aux individus : le droit public.
La justice comme institution
Par extension, la justice a été assimilée au pouvoir judiciaire (l’ensemble des tribunaux et magistrats qui jugent les infractions). Il n’y a pas de lien nécessaire entre l’idéal de justice et l’institution judiciaire.
Si ce pouvoir a évolué au cours de l'histoire et des sociétés, depuis son invention, il est une institution fonctionnelle spécialisée dans le maintien (les Codes par exemple), le développement (la jurisprudence par exemple), et l'application de la justice (le jugement). Créée par la nécessité d'organiser la société, l'institution juridique est diverse selon l'époque ou la région du monde.
Philosophie de la justice
En philosophie, on utilise le terme « justice » dans des sens différents mais souvent complémentaires. Il peut être utilisé pour désigner le caractère de ce qui est soit conforme au droit, soit impartial ou alors considéré comme bien sur le plan moral.
La philosophie de la justice cherche à répondre à de nombreuses questions. Les règles du droit doivent-elles être établies à partir de considérations générales, éthiques ou religieuses ? Ou au contraire seul compte en définitive le droit positif, c'est-à-dire l'ensemble des règles appliquées effectivement à un moment donné dans un pays donné? Dans cette seconde hypothèse, une autre question se posera, à savoir celle de l'origine du sentiment de révolte et d'injustice que nous ressentons lorsque nous voyons le juste maltraité (Job) ou le triomphe du scélérat.
Alors que les anciens définissaient le plus souvent, avec Platon et Aristote, la justice vue comme la vertu consistant à attribuer à chacun sa part (Suum cuique tribuere), un principe moral source des normes du droit et objectif de l'institution judiciaire, l'idée qui s'impose à partir de Hobbes est celle d'une justice faite par et pour les hommes, échappant à la nature et fondée sur la raison. Dans le même ordre d'idée, la diffusion de l'utilisation du syllogisme dans le raisonnement juridique permet (ou suppose) l'utilisation d'une logique qui se fonde sur l'argument a pari, qui stipule que les cas semblables doivent subir des traitements analogues.
Mais qu'on la considère d'abord comme une vertu ou comme une institution, la notion de justice est depuis Hobbes au cœur de la philosophie politique et de la philosophie morale.
La justice comme vertu
Dans la philosophie morale antique, la justice est essentiellement une vertu.
Dès les premiers temps de la démocratie athénienne, la justice est considérée comme une nécessité qui participe de l’ordre de l’univers et non seulement de l’homme. Elle y est vue comme une harmonie, comme un principe de concorde et comme une vertu partagée. C'est même la vertu principale, celle qui engendre toutes les autres. Le transgresseur outrepasse donc son rôle dans l'univers et crée un déséquilibre, en premier lieu dans la Cité, lieu de l'organisation humaine à l'image de celle du Cosmos.
Les sophistes seront les premiers à briser cette union en affirmant que les lois sont artificielles, qu’elles n’existent que pour assurer la conservation de la communauté et la satisfaction de ses intérêts. Leur conception de la justice comme instrument de pouvoir sera critiquée par Socrate, dans une opposition qui reparaîtra tout au long de l'histoire.
Selon Socrate (dont l'enseignement a été transmis par Platon), la justice peut être comparée à la médecine qui préserve la santé du corps. Cette métaphore, reprise maintes fois par la philosophie grecque puis romaine, assimile le corps social au corps biologique. La justice est alors la préservation de la santé de la société, la vertu par excellence, étroitement liée à un autre concept idéal : l’éducation des citoyens. Si la polis (c'est-à-dire le bon gouvernement de la Cité) en est la condition, la justice est avant tout une qualité individuelle : Il s'agit en effet d'une disposition de l’âme, d'une vertu sans laquelle la société ne saurait être juste.
Dans La République, dialogue sous-titré « De la justice », Platon établit un parallèle entre justice de l’âme et justice politique par lequel le microcosme (l'homme et ses vertus) est en phase avec le macrocosme (le cosmos et la Cité), ordonné et harmonieux. L'idée de justice, qui permet le maintien de l'ordre, procède de ce parallèle. Dans la société, la justice platonicienne repose sur l'équilibre de trois parties sociales décrites dans La République : les philosophes qui dirigent la Cité, les guerriers qui la défendent et les artisans qui veillent à sa prospérité. Mais elle est aussi un état de faiblesse lorsqu'on la réclame : dans Gorgias, il est dit que les esclaves, en réclamant justice, expriment par là même leur condition inférieure. Finalement, « Il s'agit pour Platon, dans sa réflexion sur la justice, de sortir d'une simple logique de la rétribution - c'est-à-dire, au fond, de sortir d'une simple logique morale ».
On doit à Aristote une distinction essentielle entre deux aspects de la notion de justice : une justice relative, individuelle, qui dépend d'autrui et une justice globale et communautaire. La première est une vertu ; la seconde concerne les lois et la constitution politique et relève de la raison. Cette distinction se maintiendra dans la tradition occidentale jusqu'à la Théorie de la justice de John Rawls, un ouvrage qui présente la justice comme un refus de prendre plus que ce qui nous est dû. D'idéale, la justice devient ainsi politique. Aristote dit de la diké (« justice » en grec) qu'elle est l'ordre objectif de la communauté politique. Dans le livre V de son ouvrage fondateur l'Éthique à Nicomaque, il distingue l'injuste du juste par le fait que ce dernier est « ce qui produit et conserve le bonheur et ses parties pour la communauté politique ».
Aristote ne se contente pas de reprendre l'idée de Platon selon laquelle la justice est la vertu principale. Pour lui : « La vertu de justice est la vertu par laquelle l'être humain accomplit sa finalité éthique ». Au contraire de Platon, il fait dépendre cette vertu d'une situation et, en conséquence, d'éléments extérieurs à l'action de l'homme vertueux. Si pour Platon la justice consiste à donner à chaque partie (et à chaque homme) la place qui lui revient dans le tout, pour Aristote elle consiste à conformer nos actions aux lois afin de conserver le bonheur pour la communauté politique: « le juste est le bien politique, à savoir l'avantage commun ».
La justice divine et la justice humaine
Des stoïciens à la justice chrétienne
L'école stoïcienne est la première à exprimer l'universalité de la justice, en affirmant que le souci de justice est commun à tous et à toutes les sociétés. Cicéron reprend et développe ces idées en affirmant que la justice émane d'une société hiérarchisée (De Natura deorum, III, 15) et qu'elle est la « reine de toute vertu » (De Officiis, III, 6); par ailleurs, elle coïncide strictement avec l'équité (Rhetorica ad Hernnium, III, 2), enfin, elle est la vocation naturelle de l'homme (De Legibus, I, 10, 28).
Avec l'avènement des religions monothéistes, la notion de justice va devenir étroitement liée au champ religieux et théologique.
Le christianisme, en Europe, développera ainsi la conception d'une justice divine fondée sur les Saintes Écritures, telles le livre d'Ezéchiel qui énumère les critères de justice (18, 5-32) ou les paroles de saint Paul (livre de Habacuc, 2,4 et Épîtres aux Romains). Pour saint Paul, la justice est un acte de pouvoir et d'origine divine, liée à l'acceptation ou au refus de la justification de l'âme. Saint Paul critique la justice de la tradition juive, accusée de se maintenir sur des règles automatiques (la Torah, la "Loi").
La justice divine au cœur de la pensée médiévale chrétienne trouve sa source dans l'héritage romain, et surtout chez Cicéron qui explique (dans De Officiis, I, 24) que la justice consiste à « donner à chacun le sien » expression à laquelle les canonistes font souvent allusion, surtout saint Ambroise qui y voit une justification a priori de la Foi et de l'Amour chrétiens. Par ce retour constant des théologiens à l'héritage romain, « La res publica devient ainsi une société de chrétiens bâtie sur les analyses du droit romain ».
Cette conception et son argumentaire seront le terreau sur lequel la pensée de saint Augustin se développera, influençant profondément la théologie et la morale occidentales. Dans son ouvrage, De Civitate Dei (La Cité de Dieu), le théologien affirme que la loi est avant tout divine, et que l'injuste provient de la Chute et du péché originel. La justice est dès lors l'émanation de la Grâce, et le respect de l'imitation du Christ. Saint Augustin est également le premier penseur chrétien à relier la question de la guerre à la notion de justice (dans Quaestiones in Heptateucum, 6, 10), qui durera jusqu'au XXe siècle, de l'École de Salamanque jusqu'à la théorie de la guerre juste. Le concept de guerre juste, que saint Augustin formalise, notant que l'Ancien Testament montre de nombreuses guerres approuvées par Dieu, est ce qui donnera naissance au droit international par la suite. Pour saint Augustin, « la justice n'est que dans la volonté ». À sa suite, diverses conceptions théologiques apparaissent : Laitance pense que la justice se manifeste à travers l'aide aux pauvres (Divinarum Institutiones, VI, 12), saint Ambroise invente la notion de justice collective, et saint Anselme explique que : « la justice est la droiture de la volonté conservée en soi ». Le droit canonique naîtra de leurs exégèses, dès le XIIe siècle, avec le recueil Decretum (Les Décrets) de Gratien.
Saint Thomas d'Aquin adapte la conception d'Aristote aux institutions chrétiennes ; en cela, il prône une justice légale. Il distingue par la suite le droit naturel et le droit positif, provenant de cette dichotomie, sans les opposer.
Le droit positif concrétisant et fixant les règles en gardant pour idéal, pour objectif le droit naturel. Par ailleurs, Saint Thomas fonde l'étude psychologique de la justice, en expliquant que l'épikie est la vertu directrice de celle-ci dans l'homme, sorte de conscience droite.
Dès lors, la théologie morale de la justice va évoluer vers la scolastique et la casuistique. Saint Thomas va étudier les écarts à la justice que Dieu fit dans la Bible, notamment après avoir promulgué le Décalogue. Ces exemples vont alors permettre de distinguer deux conceptions philosophiques et politiques du droit et de la justice divergentes : celle de Saint Thomas d'un côté et celle de Duns Scot de l'autre.
Alors que le premier explique que Dieu obéit à sa justice, Duns Scot lui pense que la loi est un moyen utilisé par le législateur, qui n'en est donc pas moralement assujetti. Avec lui, et avec la critique selon laquelle Saint Thomas instaure une théorie déterministe de Dieu, « La justice abandonne sa dimension initialement spirituelle et théologique pour entrer dans une dimension désormais autonome par rapport à la vie sociale ». La notion de pouvoir apparaît également (ce que Dieu peut imposer est juste), ainsi que celle de justice comme norme. Enfin, avec Duns Scot, le législateur humain devient l'image fidèle du pouvoir absolu de Dieu et, ainsi, la théorie de la justice terrestre devient complètement autonome vis-à-vis du cadre du droit naturel.
Pascal et Leibniz
Faisant suite à celle de saint Thomas d'Aquin, la pensée de Blaise Pascal, auteur des Pensées, est une critique de la justice divine comme justice distributive. Pour Pascal, que Dieu rende « mesure pour mesure » (Isaïe, XXVII, verset 8) et ait pour but de rétablir « l'égalité dans les choses » selon les mots de saint Thomas, est une impossibilité tant morale que théologique. La conception de Pascal tient dans son postulat sur la nature humaine, duale selon lui, à la fois ange et bête, bien et mal. En cela, la justice divine ne peut être distributive et providentielle, mais elle est au contraire la Grâce qui donne gratuitement aux hommes, justes ou injustes, ce qui ne leur est pas dû. La justice entre donc dans le plan divin, au-delà de la simple connaissance humaine. Au niveau terrestre, l'homme ne connaît pas la vertu, mais le péché ; de plus, l'« amour-propre » du moi le pousse à ne pas prendre en compte le désir de justice ou d'équité.
Pour Pascal, la justice est avant tout un sentiment lié au sentiment de Dieu en le monde. Par ailleurs, il critique la possibilité qu'il existe une justice universelle, au contraire, celle-ci est relative : « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » résume-t-il. Néanmoins, Pascal ne dit pas que la justice essentielle est inutile ; il existe un devoir d'obéissance à la loi, reposant sur le sentiment du juste : « il est juste que ce qui est juste soit suivi » (pensée 103), ce qu'il nomme la « justice par établissement ». Une loi est ainsi juste car elle établit elle-même son cadre, en ce sens, elle est à respecter, même si elle est, au regard de Dieu, imparfaite. Dans Trois Discours sur la condition des grands, Pascal analyse l'injustice, qui provient d'une ignorance des devoirs naturels auxquels les grands et les puissants doivent se soumettre. Pascal redéfinit donc une justice distributive, qui tend à éviter les deux excès symétriques (trop demander et ne rien donner) relevant du même jugement erroné ; cette injustice il la nomme « tyrannie ». Mathématicien par ailleurs, Pascal va proposer un usage critique de la proportion dans le Droit et la justice distributive qui devient avec lui la justice sociale au sens de devoirs imposés pour le bien commun.
Leibniz, tout au long de son œuvre, va jeter les fondements d'une nouvelle science, la science du droit. Leibniz propose alors une méthodologie, innovante par rapport à ses prédécesseurs, notamment dans son ouvrage Éléments de droit naturel (1670-1671). Leibniz est lui-même un homme de droit : philosophe, il travailla sur des séries de textes juridiques qui lui permettront d'être nommé juge à la cour de Mayence en 1670. Il mène, à côté de son métier, un travail de théoricien du droit et de théologie, surtout avec Essais de Théodicée en 1710. Leibniz critique en premier lieu la conception du droit naturel de l'époque, fondée sur la notion de droit subjectif (le droit comme une qualité morale de la personne, héritée de Grotius), et conduisant à une société d'obligations. La justice humaine est pour lui « dérivée de la justice divine, comme d'une source » (Le droit de la raison). En réalité, pour Leibniz, Dieu lui-même est assujetti à la justice, en cela il s'oppose aux doctrines volontaristes de René Descartes et de Thomas Hobbes qui, en pensant que la justice vient de Dieu, soutiennent un despotisme divin, niant le libre-arbitre : « La justice ne dépend point des lois arbitraires des supérieurs, mais des règles éternelles de la sagesse et de la bonté dans les hommes aussi bien qu'en Dieu. » explique-t-il dans ses Réflexions. Pour Leibniz, la justice est une émanation de la Raison et il s'agit donc d'une notion commune. Dès lors la voie est ouverte pour Leibniz, permettant de de créer la science du juste - la jurisprudence - qui « doit s'expliciter en un système de règles générales complet et cohérent, dérivant d'un petit nombre de principes ». Leibniz fonde donc une nouvelle épistémologie qui sera la source du droit moderne et positif. Son ouvrage Nova Methodus de 1667 présente ainsi la méthode jurisprudentielle comme une manière d'approcher la perfection du « jurisconsulte parfait », qui doit lui-même être marqué par « la charité du sage » (« caritas sapientis »).
La justice, la morale et la société
David Hume, à travers son Traité de la nature humaine (1740), veut fonder un système complet des sciences morales. Hume fait de la justice une vertu ; de manière empirique il procède à une classification des vertus. L'action vertueuse remarque-t-il est celle qui procure un certain plaisir à celui qui l'observe. À partir de ce constat objectif, Hume distingue les sources, dans l'individu, du jugement moral :
- le désintéressement le caractérise ;
- la sympathie permet au sujet de dépasser le point de vue de son intérêt personnel et autorise l'impartialité.
Hume introduit par ailleurs les notions d'agent et d'objet de l'action morale, que le droit positif intègrera. Par ces quatre concepts, Hume aboutit à quatre types de vertus : « Nous tirons en effet un plaisir de la vue d'un caractère utile à autrui ou à la personne elle-même, ou d'un caractère agréable à autrui ou à la personne elle-même . »[33]. Hume conclut à la suite d'une longue étude du jugement et des actions moraux que la justice se définit par rapport à des règles générales, vis-à-vis d'une norme édictée. Cette conception lui permet de relativiser la justice comme idéal : il en fait ainsi une « vertu artificielle » car utile à l'agent de l'action. Hume fonde la doctrine utilitariste de la justice, reprise plus tard par Jeremy Bentham et Adam Smith. Le philosophe conclut que l'homme a inventé la justice, et que, par conséquent, le droit (law) précède les droits (rights). Les thèses libérales économistes reprendront cette affirmation, notamment pour justifier la notion de propriété.
Justice et État : Thomas Hobbes
Pour Thomas Hobbes dans Le Léviathan, la justice est créée par des règles autoritaires, publiques et impératives, destinées à permettre la vie sociale. L'injustice est ce que ces règles interdisent. Hobbes ne se préoccupe pas dans cette analyse du rapport de ces règles à la morale, mais à la vie communautaire, qui prend forme à travers l'État. La justice n'est pas immanente, elle résulte de la décision d'un pouvoir souverain, en tenant compte des lois naturelles commandées par Dieu et la raison. Ce point de vue rappelle celui de la justice vue comme un commandement divin, avec la différence que l'État (ou une autre autorité d'origine humaine) y remplace Dieu.
Pour Hobbes, la justice naturelle n'existe pas ; en ce sens le droit n'est plus que positif. La justice a pour fonction dans la société :
- la conservation du sujet,
- l'ordre et le maintien de l'ordre social,
- l'accomplissement du contrat comme obligation.
La justice idéale est une fiction, et la loi seule détermine les catégories du juste et de l'injuste : « Ceci est aussi une conséquence de cette guerre de chacun contre chacun : que rien ne peut être injuste. Les notions du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste n’ont pas leur place ici. Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi : là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. (…) Justice et injustice ne sont nullement des facultés du corps ou de l’esprit. (…) Ce sont des qualités relatives à l’humain en société, non à l’humain solitaire. »
Les pensées de Spinoza, dans son Traité politique notamment, qui insiste sur l’importance d’une soumission volontaire à la loi ou celles d'Emmanuel Kant, qui affirme l'importance d'obéir à la loi, quelle qu'en soit la nature sont relativement proches de celles de Hobbes. Pour chacun d'eux la justice est une émanation du droit et de la société.
Justice comme contrat social : Jean-Jacques Rousseau
Thomas Hobbes initie les théories du contrat social qui culminent avec la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Selon ces philosophes, la justice dérive d'un accord mutuel de toutes les personnes concernées, ou tout au moins de ce sur quoi ces personnes se mettraient d'accord sous certaines hypothèses préalables, telles que la nécessité de l'égalité ou de l'impartialité.
La conception qu'a Rousseau se fonde sur la notion d'état de nature qui postule que l’homme est naturellement bon mais que rapidement la société le corrompt, jusqu'à ce que chacun agisse bientôt égoïstement en vue de son intérêt privé. Dans Du Contrat social, Rousseau montre que la société basée sur le contrat social a pour but d'aider l'homme à l’engager et à abandonner son intérêt personnel pour suivre l’intérêt général. L’État est donc créé pour rompre avec l’état de nature, en chargeant la communauté des humains de son propre bien-être. La justice règne donc au sein d'une société contractuelle, permise par le libre consentement de tous, et en vue du bien-être de tous. Le contrat social rousseauiste est davantage proche du contrat selon Thomas Hobbes en ce qu’il vise lui aussi à rompre avec l’état de nature. Pour tous les deux, la justice idéale n'existe pas en dehors d'un état social. Chez Rousseau, les citoyens sont eux-mêmes responsables de la sauvegarde de l'équité, par le principe de la volonté générale. Le contrat rousseauiste est un pacte d’essence démocrate, dans lequel le contrat social n’institue pas un quelconque monarque, mais investit le peuple de sa propre souveraineté, en cela il diffère des autres théories percevant la justice comme une donnée sociale. Cependant, à titre personnel Rousseau récuse l'idée d'une justice réelle ; dans ses Fragments politiques, il explique que les sociétés ne mettent en place que des « simulacres » de justice, et que le progrès technologique et la politique accroissent constamment les inégalités, faisant de la justice comme émanation du contrat social une impossibilité historique.
Le courant de l’utilitarisme enfin, même s'il se fonde sur la société, critique la conception idéale de la justice, qui est chez Jeremy Bentham, l'un des représentants de l'utilitarisme, définie par la notion d'utilité. Est juste ce qui produit le « plus grand bonheur pour le plus grand nombre, chacun comptant pour un », ce que les utilitaristes nomment la maximisation des biens. L’intérêt personnel est donc pour eux l'expression de la justice, tout comme, à plus grande échelle, le marché et l'économie. John Stuart Mill, autre philosophe utilitariste expose de manière systématique la conception utilitariste de Bentham dans son ouvrage L'Utilitarisme : essai sur Bentham.
La justice, l'économie et la politique
Avec les utilitaristes faisant suite à Jeremy Bentham et à son Introduction aux principes de morale et de législation de 1790, comme John Stuart Mill et Cesare Beccaria qui l'appliqua au champ du pénal, la justice quitte le domaine philosophique pour devenir le résultat d'une recherche visant à maximiser le bien-être d'une population, c'est-à-dire son bonheur (entendu en termes de plaisir ou de diminution de la souffrance).
Ses principes sont donc ceux qui tendent à obtenir les meilleures conséquences. La justice devient une grandeur économique mais éthique. D'après Mill, si nous accordons une importance exagérée au concept de justice, c'est à cause de deux tendances naturelles chez l'être humain : notre désir de vengeance contre ceux qui nous blessent et notre capacité de nous imaginer à la place des autres. Ainsi, si nous voyons quelqu'un être blessé, nous désirons à sa place que son agresseur soit puni. Si tel est bien le processus qui est à l'origine de nos sentiments de justice, nous nous devons de ne pas leur accorder une trop grande confiance. L'utilitarisme est un courant qui donne une place centrale à l'individu, fondé sur la justice distributive.
Dans Surveiller et punir (1975), le philosophe français Michel Foucault établit une critique morale de la conception utilitariste. Il montre le passage d’une politique fondée sur les supplices à une politique punitive de type carcérale. L'utilitarisme, et en particulier la théorie du panoptique (sorte de société où tous sont utiles) de Jeremy Bentham conduisent à faire de l'individu un objet utile, et, à terme, autorise l'instauration de lois liberticides.
Justice et équité : John Rawls
Ouvrage fondateur de la théorie de la justice sociale, Théorie de la justice, du philosophe libéral américain John Rawls, est avant tout une critique de la pensée utilitariste qui a prévalu au XXe siècle. Rawls utilise pour cela une fiction, tenant lieu d'hypothèse de travail : des individus supposés rationnels (c'est-à-dire selon la théorie des jeux, des individus qui tendent à maximiser les biens principaux) calculant une répartition des biens dans une société à l’intérieur de laquelle ils ignorent ce que sera leur position sociale ne peuvent, en principe, favoriser aucun d’entre eux (ou équilibre de Nash). Cette situation est caractérisée pour Rawls par un état d'équité (fairness en anglais). Cela ne vaut, signale Rawls, que dans un corps social ne possédant pas encore de constitution. Il en déduit alors deux principes restés célèbres :
- le principe d'égalité que résume cette formule : « chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de base égales pour tous », qui doit satisfaire le bien individuel ;
- le principe de différence qui postule que les inégalités sociales ne peuvent être justifiées que dans deux cas : soit si on peut penser avec raison qu’elles se révèleront avantageuses à chacun ; soit si elles sont liées à des fonctions auxquelles chacun peut prétendre, à des charges ouvertes à tous. Ce principe renoue avec la conception d'Aristote de justice distributive, pour le bien commun. Si la société doit s'enrichir et prospérer, ce principe stipule qu'elle doit le faire de manière à ce que les classes inférieures évoluent d'autant.
La conception de Rawls de la liberté est par ailleurs importante dans sa théorie de la justice qui ne saurait être la simple maximisation du bien et du bonheur social, conception utilitariste par excellence. Rawls reproche à cette dernière d'être matérialiste et de faire du bien une valeur alors que seul l'individu compte; en d'autres termes, l'utilitarisme, dans la critique de John Rawls, mène à des actes politiques immoraux. Comme philosophe moderne, Rawls a su replacer dans les débats actuels une conception idéale de la justice ; « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée » explique-t-il.
Justice contemporaine
Le droit et la justice encadrent la société et deviennent primordiaux. L'État de droit est créé.
Au cours de la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la théorie de la justice sociale est développée et appliquée.
L'État, poussé par un contexte social, établit les premières législations sur le droit du travail. Le travail des enfants est de plus en plus réglementé dans les démocraties.
On assiste à l'apparition d'une vision humanitaire à l'échelle de la planète : le Droit international n'est plus seulement le droit des États mais aussi le droit des peuples et des institutions internationales (comme l'Organisation internationale du travail en 1919) sont créées pour protéger les individus.
Derniers commentaires
le résumé est bien mais ça manque de détails de la bibliographie, date de l'article et du nom l'écrivain de cet article.
Clairement claire, j'ai apprécié
Le résumé est très bien fait.courge!
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