Europe Etat-Confédération

 

L'Union européenne (UE) est une association politico-économique sui generis de vingt-huit États européens qui délèguent ou transmettent par traité l'exercice de certaines compétences à des organes communs. L'Union européenne est régie par le traité de Maastricht et le traité de Rome, dans leurs versions actuelles, depuis le 1er décembre 2009 et l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Sa structure institutionnelle est en partie supranationale, en partie intergouvernementale : le Parlement européen est élu au suffrage universel direct, tandis que le Conseil européen et le Conseil des ministres sont composés de représentants des États membres ; le Président de la Commission européenne est élu par le Parlement sur proposition du Conseil européen. La Cour de justice est chargée de veiller à l'application du droit de l'UE.

Au regard du droit international, l'UE dispose de la personnalité juridique et son statut résulte d'un traité qui ne peut être modifié que par l'accord unanime de tous ses signataires. Comme les autres organisations régionales (Mercosur, ASEANetc.), l'UE exerce ses prérogatives sur un champ géographique restreint ; cependant, elle dispose d'un rôle politique propre et d'un pouvoir de contrainte sur ses membres de façon plus importante que dans une organisation régionale classique.

Les États membres de l'Union européenne la distinguent nettement des autres organisations internationales. Elle est, par certains aspects, une confédération et, sur d'autres aspects, a des caractéristiques d'État fédéral, au point qu'on préfère souvent y voir une entité sui generis, formant une catégorie à elle seule et ne rentrant dans aucune autre. Les Allemands, les Autrichiens et les Belges germanophones donnent à ce type de structure le nom de staatenverbund, terme allemand sans équivalent dans d'autres langues mais qui revient à penser en termes de gouvernance multi-niveau : comme dans une fédération, il y a une entité supérieure aux États ; mais bien que les compétences de celle-ci dans certains domaines relèvent d'un transfert de souveraineté, les États membres restent unitaires (à moins d'être déjà fédéraux comme l'Allemagne, la Belgique ou l'Autriche).

La conduite de l'UE a toujours hésité entre les voies intergouvernementales (où les États conservent l'ensemble de leurs prérogatives) et fédérale (où une partie de la souveraineté des États est déléguée à l'Union). Dans le premier cas, les décisions communautaires sont en fait des traités entre États et doivent donc être prises à l'unanimité. Ce modèle, proche du principe des organisations intergouvernementales classiques, est défendu par le courant eurosceptique pour qui seuls les chefs d'État ont la légitimité démocratique pour représenter leurs citoyens. Ce sont donc les nations qui doivent contrôler les institutions de l'Union. Le second cas correspond au modèle défendu par le courant europhile des fédéralistes, qui estiment que les institutions doivent représenter directement les citoyens et que les modalités de prise de décision au sein des institutions doivent être adaptées au fil des élargissements.

La question de l'évolution de l'Union européenne est très discutée par les opinions et les gouvernements des pays membres. Après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le contrôle de l'Union reste hybride : le Conseil est le représentant des États (pour les décisions ne requérant pas l'unanimité, les voix de chaque État sont cependant pondérées par leur poids démographique), et le Parlement européen le représentant des citoyens. Le mode de gestion de l'Union est donc aujourd'hui un des enjeux des luttes d'influence entre les différentes institutions européennes.

Le traité sur l'Union européenne de 1992 avait fondé l'UE sur trois « piliers ». L'image du pilier s'était imposée au printemps 1991 sur le modèle du temple antique : le fronton (l'Union) soutenu par trois piliers donnant à l'ensemble sa stabilité et son équilibre[65]. Les trois piliers étaient :

Les compétences diverses au sein des trois piliers, qui souvent se recoupaient et se superposaient, constituaient un enchevêtrement difficile à aborder, même pour les experts. Cette opacité poussa les États membres à donner mission à la Convention sur l'avenir de l'Europe de simplifier le fonctionnement des institutions. Cette dernière a notamment suggéré de fusionner les trois piliers, ce qui fut fait avec l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. On peut toutefois continuer à distinguer les domaines, selon que l'Union y exerce sa compétence exclusive, une compétence partagée (ou concurrente) avec les États membres, ou une compétence complémentaire (d'appui ou de coordination) :

Compétence exclusive
Seule l'Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants, les États membres ne pouvant le faire par eux-mêmes que s'ils sont habilités par l'Union, ou pour mettre en œuvre les actes de l'Union.
Compétence partagée
L'Union et les États membres peuvent légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants dans ces domaines. Les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne. Les États membres exercent à nouveau leur compétence dans la mesure où l'Union a décidé de cesser d'exercer la sienne.
Compétence de coordination
L'Union dispose d'une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l'action des États membres.

 

L'Union européenne est dotée de sept institutions, qui jouent chacune un rôle spécifique :

Pouvoir législatif

Hémicycle du bâtiment Louise-Weiss du Parlement européen à Strasbourg, lors d'une séance plénière en 2014.
 

Pouvoir exécutif

  • Le Conseil européen est le sommet des chefs d'État et de gouvernement des États membres, il donne à l'Union les impulsions nécessaires à son développement et les grandes orientations de ses politiques. Le Conseil élit son président pour deux ans et demi. Actuellement, les anciennes présidences tournantes n'ayant pas été supprimées, il y a à la fois un président du Conseil européen et un pays qui préside.
  • La Commission européenne est le moteur de l'Union, elle a un rôle co-exécutif avec le Conseil européen ; son président, élu par le Conseil européen pour un mandat de cinq ans et approuvé par un vote du Parlement européen ; nomme 28 commissaires avec lesquels il est responsable devant le Parlement, qui peut les censurer par un vote des deux tiers.

Pouvoir judiciaire

Institutions économiques et financières

À côté de ces sept institutions, on trouve quatre autres organes importants :

Deux principes guident les processus décisionnels de l'Union européenne depuis le traité de Maastricht de 1992 : le principe de subsidiarité (ne mettre en œuvre que les actions que les États ne pourraient conduire) et le principe de proportionnalité dégressive (privilégier les moyens d'actions les moins contraignants pour les États membres). Ces principes font l'objet de protocoles annexés au traité d'Amsterdam de 1997.

Dans les domaines où l'Union a des compétences propres :

  1. La Commission européenne émet un règlement ou une directive (la directive, moins contraignante que le règlement, est souvent privilégiée en vertu du principe de proportionnalité).
  2. Le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen adoptent ou rejettent le texte juridique (au Conseil de l'Union, chacun des États avait un nombre de voix, redéfini en 2001 par le Traité de Nice, pour déterminer l'adoption ou non des lois ; le Traité de Lisbonne a remplacé ce système de voix par un système de double majorité qualifiée basé sur la population).
  3. Si le texte est adopté, les gouvernements des États membres transposent cette législation dans leurs États. Ces transpositions sont ensuite vérifiées par la Cour de justice de l'Union européenne.

Dans les domaines où l'Union a des compétences partagées :

  1. Le Conseil de l'Union européenne prépare les réunions du Conseil européen.
  2. À l'issue de ses sommets, le Conseil européen rédige des conclusions qu'il adresse à la Commission européenne.
  3. La Commission européenne émet un règlement ou une directive répondant aux demandes du Conseil européen.
  4. Le Conseil de l'Union européenne et le Parlement européen adoptent ou rejettent le texte juridique, qui traduira en actions les orientations fixées par le Conseil européen.
  5. Si le texte est adopté, les gouvernements des États membres transposent cette législation dans leurs États. Ces transpositions sont ensuite vérifiées par la Cour de justice de l'Union européenne.

Dans le premier cas, la Commission dispose donc d'un monopole de l'initiative législative. L'alinéa 1 de l'article 293 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (après la révision de 2007) accroît encore l'importance de ce rôle : il stipule que le Conseil de l'Union « ne peut amender la proposition que statuant à l'unanimité » (le Conseil de l'Union ne peut s'écarter de la proposition de la Commission qu'à l'unanimité, ce qui confère parfois à la Commission un rôle de conciliation entre États membres). Dans tous les autres dossiers, la Commission partage le droit d'initiative avec les États membres.

Dans les domaines où la Commission a le monopole de l'initiative, le Parlement et le Conseil de l'Union peuvent toutefois lui demander de légiférer. En outre, si le Parlement ne peut pas directement proposer de lois, il peut déposer des amendements à celles émises par la Commission ou user de son veto. Il est à noter que dans l'histoire de l'Union, le Parlement acquiert un poids toujours plus important : simple organe consultatif au départ, il a aujourd'hui acquis un pouvoir de codécision à parité avec le Conseil. Sa représentativité reste toutefois handicapée par un taux d'abstention certain aux élections européennes, souvent supérieur à ceux d'élections nationales.

 

Constitution pour l'Europe

 

 

À la suite des travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe, dont il reprend l'essentiel, le Conseil européen du 18 juin 2004 a adopté un projet de « Constitution européenne ». La Convention proposait de pallier le risque de paralysie en redéfinissant la majorité qualifiée comme suit : « la majorité qualifiée requise est constituée des deux tiers des États membres, représentant au moins les trois cinquièmes de la population de l'Union » (art. 24-2). De plus, le nouveau traité proposé intégrait et rendait juridiquement opérante la Charte des droits fondamentaux dans la Partie II. Signé à Rome le 29 octobre 2004, il est appelé à remplacer les traités fondateurs.

Deux raisons principales ont été avancées pour justifier l'élaboration de ce traité :

  • une certaine difficulté de faire fonctionner une Europe à 25 avec les mêmes règles que pour une Europe à 15 ;
  • une volonté de réunir dans un texte unique les différents traités qui se sont succédé au fil des ans, depuis le traité fondateur de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA), en 1951, jusqu'au traité de Nice de 2001, de façon à les rendre plus lisibles et compréhensibles pour les citoyens européens, ce dernier point échouant du fait de la très grande complexité de cette constitution.

Trois évolutions majeures proposées :

  • l’Union européenne est appelée à remplacer l'actuelle Communauté européenne et l’Union européenne
  • les trois piliers (les Communautés européennes, la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la coopération policière et judiciaire en matière pénale) auraient été fusionnés, bien qu’avec le maintien de procédures particulières dans le domaine de la politique étrangère, de sécurité et de défense
  • les traités CE et UE, ainsi que tous les traités qui les ont modifiés et complétés, auraient été remplacés par un traité unique.

D'un point de vue juridique, le texte n'était pas formellement la constitution d'un État. Ce traité établissant une constitution pour l'Europe, intitulé retenu par les parties contractantes, n'avait pas pour vocation affichée de créer un État européen fédéral ou supranational. Ce texte était un traité qui établirait une constitution, comme l'indique son préambule, une fois ratifié. À ce titre, dans les domaines de compétence de l'Union, elle primait sur le droit des États membres (article I-6), ce qui était d'ailleurs déjà souvent le cas sous l'empire des traités existants. En prévision de celle-ci, la plupart des États membres avait amendé leur propre constitution nationale pour permettre ce transfert de souveraineté.

Toute modification ultérieure de la constitution aurait exigé un accord unanime des États membres et, en règle générale, la ratification par une majorité d'au moins 4/5 de ceux-ci; toutefois, pour certaines modifications, par exemple pour étendre le champ du vote à la majorité qualifiée, un accord unanime au sein du Conseil européen (donc des gouvernements) aurait été suffisant.

Mais ce traité, qui corrigeait les failles du traité de Nice et instaurait un traité constitutionnel pour l'UE, n'a pas été ratifié par référendum par la France et les Pays-Bas au premier semestre 2005. Un traité simplifié, reprenant en particulier la partie institutionnelle du projet, apparaît en 2007 sous la présidence d'Angela Merkel. Le 23 juin 2007 à Lisbonne, le Conseil européen a mandaté une conférence inter-gouvernementale afin d'adopter ce traité avant 2009. Ce traité de Lisbonne a été surnommé traité modificatif en France, d'après le nom d'un autre projet de traité que le président français Nicolas Sarkozy avait proposé à ce même Conseil européen mais qui n'a pas été retenu.

Le traité de Lisbonne préserve notamment les fondamentaux du projet esquissé par la Convention :

Ce traité de Lisbonne est entré en vigueur le 1er décembre 2009, permettant d'appliquer la réadaptation institutionnelle qui était visée depuis les conclusions de la Convention.

In fine, l'idée de constitution prend racine dans l'Europe continentale. Définie au sens strict du terme, elle est à l'opposé de la culture anglo-saxonne. Le terme « constitution » semble avoir eu son importance dans les victoires du non dans les pays l'ayant refusé. Ainsi, la notion-même de constitution pour l'Europe peut être interprétée comme une limitation dans la souveraineté des États.
 
 
Nation européenne
 
 
 
 

A plusieurs moments de l’histoire européenne, en se rapportant à la définition de Renan, une « nation européenne », a bien existé dans les esprits. A ces instants, des hommes et des femmes prirent conscience qu’ils n’appartenaient pas seulement à leur Cité, à leur région ou à leur Etat. Ils n’étaient pas en opposition avec ces derniers mais ils participaient en même temps à une réalité qui les dépassait. Ils adhéraient à un principe supérieur. On dirait aujourd’hui qu’ils avaient, collectivement, une ambition supranationale. Ils se considéraient alors comme membres à part entière d’un « grand tout » qui excédait le cadre étroit de cette Cité, de cette région ou de cet Etat.

Ce « grand tout » ne s’appelait certes pas encore Europe, mais déjà il s’affranchissait des frontières et des déterminismes locaux ou nationaux. Ces hommes savaient qu’ils formaient une communauté de destin plus large que celle de leur origine. Ils voulaient « faire de grandes choses ensemble » en gommant leurs différences. 

Face à Xerxès, les Athéniens et les Spartiates ne se virent plus comme Athéniens ou Spartiates, mais comme des Grecs unis pour défendre leur civilisation commune. Le sentiment national européen s’incarna alors dans la Grèce. Les Gaulois et les Goths ne se sentirent plus seulement Gaulois et Goths, mais citoyens d’un même Empire romain, quand ils se reconnurent dans les mêmes lois et les mêmes coutumes. Le sentiment national européen s’incarna alors dans l’Empire romain. Le supérieur de l’Abbaye bénédictine de Reichenau en Allemagne ne se sentait plus sujet du Saint-Empire romain germanique mais bien européen quand il échangeait avec son homologue de Cluny en France. Le sentiment national européen, c’était alors le fait d’appartenir à la communauté bénédictine. Il y a fort à parier que Grimm, Oginski, Sanches, Voglie et Rousseau ne se considérèrent pas comme bavarois, lituanien, portugais, italien et genevois, mais bien déjà européens quand ils collaborèrent à l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Le sentiment national européen, c’était alors l’Europe des Lumières. C’est ainsi que se constitua peu à peu la nation européenne, dans les esprits et dans les faits.

Bien avant le Traité de Rome, des Européens eurent donc l’impression de participer à un « grand tout ». Dans ces moments, qui parfois durèrent plusieurs siècles, les frontières intérieures de l’Europe disparurent ou furent atténuées. Soit politiquement par la force des armes, soit culturellement, juridiquement, intellectuellement, scientifiquement ou religieusement. Les étudiants de Cracovie, de Bologne ou de Toulouse avaient conscience de bénéficier des mêmes principes d’enseignement, à tel point qu’ils voyageaient d’une université à l’autre pour approfondir leurs connaissances.

Il est vrai que cette grande aventure collective que nous avons nommée nation européenne fut plus souvent le fruit de l’épée et de la contrainte – Charlemagne, Charles-Quint et Napoléon -, que celui de la paix et de l’adhésion volontaire – la Renaissance et la Réforme. Même si, la Grèce et Rome exceptées, les unions par la force durèrent moins longtemps que celles obtenues par l’esprit. Mais chacune permit de construire l’édifice européen : l’organisation administrative de Charlemagne, l’évolution des textes religieux sous Charles-Quint et le Code Civil de Napoléon. Chaque fois, ces unions eurent un retentissement supranational durable et, en cela, marquèrent la civilisation européenne.

On peut citer comme exemple parmi d'autres la Francie de Charlemagne et la Jeune Europe de Giuseppe Mazzeti.

 

La Francie

 

 

Sous les Mérovingiens, la Francie désigne l'ensemble du royaume des Francs incluant donc la Neustrie et l'Austrasie. Sous les premiers Carolingiens, elle continue de désigner l'ensemble des possessions franques à l'exception de l'Italie, puis après le traité de Verdun de 843, chacun des royaumes issus du partage. La « Francia » se retrouve dans cette acception chez divers auteurs et annales : Eginhard, Nithard, Ermold le Noir, les Annales royales et celles de Saint-Bertin.

Dès les règnes de Pépin le Bref, Charlemagne et de Louis le Pieux, la Francia désigne à la fois l'ensemble du royaume des Francs et une partie de celui-ci. Sous Pépin le Bref, il désigne les régions entre Loire et Rhin par opposition à la Bavière, l'Aquitaine, l'Italie, la Burgondie. Nithard use d’expressions comme tota Francia  ou universa Francia pour désigner le royaume des Francs, réservant Francia à la zone comprise entre la Loire et la Seine ou la Loire et le Rhin. La biographie anonyme de Louis Ier le Pieux oppose Francia à Burgundia, Aquitania, Germania.

À partir du Xe siècle, la Francie ne s'applique qu'au seul royaume des Francs de l'ouest qui deviendra le royaume de France tout en désignant également une région précise, celle du domaine royal. À l'est, dans le monde germanique, il ne désignera plus que la Franconie et la Lotharingie, régions peuplées de Francs, surtout après le remplacement de la dynastie franque des Carolingiens par la dynastie saxonne des Ottoniens.

Clovis Ier, ayant unifié les royaumes francs en exécutant les autres rois francs saliens ou rhénans, unifie la Gaule, avec l'appui du clergé et des grandes familles gallo-romaines, par la destruction des autres royaumes germaniques dont les rois, de confession arienne, ne bénéficient guère de la confiance de populations majoritairement catholiques.

En 486, il emporte les villes de Senlis, Beauvais, Soissons et Paris. Sa victoire à Soissons, contre Syagrius, considéré comme « Roi des Romains », qui contrôle une enclave gallo-romaine entre Meuse et Loire considérée comme le dernier fragment de l'Empire romain d'Occident, permet à Clovis de contrôler tout le nord de la Gaule.

Trois puissances exercent leur domination au sud du royaume de Clovis : les Wisigoths au sud-ouest, les Burgondes au sud-est et, plus loin, en Italie, les Ostrogoths. Clovis noue des alliances successives pour continuer l'expansion de son royaume sans avoir à affronter une coalition hostile. Il s'empare ainsi du sud-ouest de la Gaule en chassant les Wisigoths.

Géographiquement, le royaume des Francs se confond alors en grande partie avec la Gaule. Les mariages entre Francs et Gallo-romains, notamment au sein de l'aristocratie, l'enrôlement de non-Francs dans l'armée, l'adoption d'une langue commune entraînent une fusion progressive des deux populations, de sorte que dès le VIIe siècle, le terme « franc » perd sa valeur ethnique pour désigner tout homme libre sujet d'un roi mérovingien, indépendamment de son origine.

Le royaume des Francs fondé par Clovis est par la suite souvent divisé en sous-royaumes, appelés « parts de royaume » ou « Teilreiche », suivant la coutume franque de partage équitable du royaume entre les fils du souverain. Les périodes d'unité monarchique sont donc plutôt exceptionnelles. Cependant, l'unité de ces différents sous-royaumes est en permanence reconnue, malgré des affrontements parfois violents. Plusieurs faits témoignent de cette unité :

  • Le sentiment d'appartenance à une entité commune et supérieure, le royaume des Francs, couvrant l'essentiel de la Gaule et uni par l'allégeance à une même dynastie royale, reste fort chez les Francs et maintient le sentiment de l'unité franque. D'ailleurs dès la seconde moitié du VIe siècle, les habitants de la moitié nord de la Gaule se reconnaissent comme Francs, témoignage de l'accomplissement de la fusion progressive entre Gallo-Romains et Francs qui s'achèvera au VIIe siècle ainsi que de la naissance, selon l'expression de Ferdinand Lot d'un « patriotisme gallo-franc ».
  • Ces royaumes savent par ailleurs faire taire leurs conflits internes pour s'unir contre d'autres royaumes, comme lors des assauts des rois francs contre les Burgondes.
  • Malgré les partages du royaume unifié par Clovis Ier, tous ses descendants régnant sur des portions du territoire franc porteront le titre de roi des Francs, manifestant par là la conscience de l'unité et de l'identité particulière du royaume des Francs.
  • Cette unité du royaume des Francs se manifeste aussi par le caractère indivis de Paris, siège du royaume par la volonté de Clovis Ier, puis la proximité des différentes capitales dans le bassin parisien.

L'unité du royaume des Francs est également renforcée par le prestige particulier dont il bénéficie auprès de la papauté et de l'empire romain d'Orient. Ainsi, le pape Grégoire Ier écrit à Childebert II, roi des Francs d'Austrasie : « Autant la dignité royale élève au-dessus des autres hommes, autant votre dignité royale franque vous élève au-dessus des royautés des autres nations ». Le prologue de la Loi salique, rédigée entre 757 et 766, que le pape Paul Ier mentionne dans une lettre aux chefs clercs et laïcs du royaume des Francs, exalte aussi longuement « l'illustre nation des Francs, qui a Dieu pour fondateur ». Ce prestige de la royauté franque apparaît également avec l'attribution par les papes de la qualification de « très chrétien » (christianissimus) à Charles Martel et à ses descendants rois des Francs.

Le prestige de la royauté franque était tel que l'empereur Constantin VII Porphyrogénète mentionne qu'un édit gravé sur la basilique Sainte-Sophie de Constantinople attribué à Constantin Ier stipule qu'« un empereur romain ne devait jamais s'unir à une femme étrangère à l'ordre romain, à la seule exception des Francs… ». Ce prestige des Francs viendrait des grandes carrières que font plusieurs chefs francs dans le monde romain et des liens de parenté établis entre Francs et Romains, en particulier avec le mariage en 395 de l'empereur Arcadius avec Eudoxia Aellia, fille du prince franc Bauto.

En 843, le traité de Verdun partage l’Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne : Louis le Germanique obtient la Francie orientale (Germanie) tandis que Charles II le Chauve et Lothaire obtiennent respectivement la Francie occidentale et la Francie médiane. Dans ces trois royaumes, Francie est utilisé par les auteurs pour désigner celui dans lequel ils vivent mais cet usage ne continue que dans le royaume de Francie occidentale. La chancellerie de Charles II le Chauve, à partir de son avènement à l’empire (25 décembre 875), désigne le royaume occidental par le terme Francie. En 877, Louis II le Bègue reprend un temps l’équivalence entre « regnum Franciae » et le royaume de l’Ouest.

Après Charlemagne, les rois francs abandonnent le titre de roi des Francs. La très grande extension du royaume associant des peuples divers et désormais identifié à l'empire romain d'Occident ressuscité, à vocation universaliste et supranationale, fait perdre de son sens à la qualification de royaume franc.

Le titre de roi des Francs sera néanmoins relevé en 911 par Charles III le Simple, qui, devenu le seul carolingien régnant, revendique l'héritage des Mérovingiens et des Carolingiens. À partir de 911, les rois du royaume occidental issu du traité de Verdun en 843, couvrant la plus grande part de la Gaule et concentrant la plupart des lieux symbolique du royaume de Clovis comme Reims ou Paris, revendiquent continûment la qualité de roi des Francs y compris les Robertiens alors que chez les rois de l'Est, parfois appelé rois des Germains, cette revendication sera épisodique et disparaîtra dès le XIe siècle.

Dans les années 911-912, Charles III remet à l’honneur le titre de rex Francorum qui sera prédominant dans les actes du Xe siècle, ce qui renforce l'identification entre France, royaume des Francs, Francie occidentale. France ou Francie est également utilisée comme identifiant le seul royaume occidental des Francs dans un diplôme du roi Louis IV datant de 946, évoquant le moment où « le roi récupéra la France ».

Officiellement, les rois de France porteront exclusivement le titre de roi des Francs, Rex Francorum, dans leur titulature latine, jusqu'à Philippe Auguste. Encore au XVIIe siècle, des médailles royales reprendront le titre de roi des Francs.

 

Jeune Europe 

 

Association politique secrète fondée à Berne le 15 avril 1834 par sept Italiens, cinq Allemands et cinq Polonais, sur l'initiative de Giuseppe Mazzini. Son but était de fédérer les nations européennes sur des bases républicaines. Conçue sur le modèle du mouvement Jeune Italie (Giovine Italia), lancé à Marseille en 1831 par Mazzini, elle dura jusqu'en 1836.

La Jeune Europe s'en prenait à l'hégémonie intellectuelle et politique de la France, et plus encore à l'Etat multinational des Habsbourg. La monarchie autrichienne devait éclater de l'intérieur grâce au réveil de ses peuples. Ces idées étaient celles de réfugiés originaires de toute l'Europe, arrivés en Suisse dans les années 1830, auxquels l'association offrit un terrain de rencontre. L'élément déclenchant du mouvement fut l'échec de la campagne de Savoie que Mazzini avait organisée en 1834 pour libérer le royaume de Sardaigne de la domination du roi Charles-Albert. Des Italiens réfugiés au Tessin et quelques autres émigrés avaient participé à l'entreprise.

Après ce ratage, Mazzini voulut consolider le groupe par une alliance fraternelle. Les trois associations qu'il avait créées, à savoir la Jeune Italie, la Jeune Allemagne et la Jeune Pologne, se liguèrent sous la devise Liberté - Egalité - Humanité en une société secrète visant à substituer à l'Europe des rois une Europe des peuples, ces derniers étant souverains en politique intérieure. A la suite d'un incident dans l'auberge du Steinhölzli à Berne, le 27 juillet 1834 (lors d'une fête, une centaine d'ouvriers allemands avaient déployé le drapeau de la République allemande), des espions propagèrent à Karlsruhe la rumeur d'une attaque imminente sur l'Allemagne du Sud. Le chancelier autrichien Metternich rappela alors tous les ouvriers travaillant en Suisse et rompit les relations diplomatiques avec Berne. En outre, les pressions exercées par la France amenèrent la Suisse à expulser de nombreux jeunes Italiens, Polonais et Allemands.

Lors d'une deuxième phase du mouvement, la Jeune France et la Jeune Allemagne revivifiée se joignirent en 1835 à ce qui restait de la Jeune Italie et de la Jeune Pologne. La même année, sous l'impulsion de Mazzini, fut créée la Jeune Suisse, dont les membres provenaient en grande partie des cantons romands; des sections étaient prévues dans d'autres pays, certaines commencèrent à s'organiser (Jeune Belgique, Jeune Espagne).

 
La nouvelle Europe de 1815.

 

Selon l'idée que Mazzini se faisait de la révolution européenne, la Suisse devait devenir une plate-forme de propagande, le Pacte de 1815 devait être abrogé et remplacé par une constitution qu'élaborerait une assemblée constituante. Les intérêts particuliers des groupements nationaux provoquèrent cependant des tensions au sein de la Jeune Europe; Mazzini, à la suite de divergences d'opinion, quitta son comité et celui de la Jeune Italie en 1835. Berne, jusque-là centre du mouvement, perdit de l'importance au profit de Granges (SO), où séjournait Mazzini, et de Bienne, où se trouvait le siège de l'imprimerie de la Jeune Suisse.

A Zurich, la Jeune Allemagne soutint la formation de sociétés d'artisans et d'associations ouvrières allemandes, dans lesquelles on recruta de nouveaux membres. Metternich était constamment informé sur le cours des événements. Soutenu par les représentants des autres monarchies, il protesta contre les agissements en Suisse des ouvriers allemands et contre la présence de Mazzini et d'autres participants à la campagne de Savoie. En été 1836, la Diète fédérale céda à la pression des puissances conservatrices et, par un conclusum, limita la souveraineté des cantons en matière de politique d'asile. Nombre de réfugiés et d'autres étrangers furent expulsés, ce qui provoqua la dissolution de la Jeune Europe. Mazzini dut quitter la Suisse en 1837.

Ainsi Il y eut dans l’histoire des moments où la nation européenne prit forme. 

 

Civilisation européenne

 

 

Les limites géographiques de la nation européenne dont nous sommes les héritiers évoluèrent dans le temps. Au moment des guerres contre les Perses, le Péloponnèse était l’Europe. A son apogée, l’Empire romain fut l’Europe. La péninsule ibérique de la Reconquista fut l’Europe… La nation européenne surgissait chaque fois que les hommes se détachaient du déterminisme national pour se rapprocher de l’universalité. Ces hommes parlaient au nom de principes qui sublimaient les stricts intérêts de leur Cité ou de leur Etat d’origine.

Mais cette dernière se construisit aussi par des luttes entre des peuples aujourd’hui eux-mêmes englobés dans l’Europe. Battus ou ayant renoncé au combat, ils adoptèrent les us, lois et coutumes de leurs vainqueurs et devinrent à leur tour les héritiers de ce qui avait précédé. C’est la résistance aux raids vikings qui cantonna ceux-ci dans des régions dont ils firent ensuite la prospérité. C’est la colonisation réussie des Gaulois, Bretons et Goths par Rome qui permit à ces barbares d’adopter une organisation de la société dont nous gardons aujourd’hui les traces : les assemblées parlementaires héritières du Sénat, le rôle du latin ou du droit romain, les routes et aqueducs, l’importance d’un clergé puissant…

Quand le 19 mai 1565, 512 chevaliers de l’Ordre de Malte défendirent leur île contre les 120.000 hommes de Mustapha, c’est la chrétienté tout entière qui comptait sur eux pour défendre une certaine idée de la civilisation. Malte, alors, incarnait bien la nation européenne. Quand des révolutionnaires osèrent arrêter, juger et exécuter un roi de droit divin pour instaurer une République, la France fit trembler toutes les monarchies : en elle bouillait le sang de la nation européenne. Quand Varsovie humiliée et martyrisée se souleva deux fois contre les nazis, tous les peuples humiliés et martyrisés la regardèrent comme le lieu où revivait l’espoir de la liberté : Varsovie était la nation européenne.

Chacun de ces événements, pourtant limiés géographiquement, éclairèrent durablement l’Europe entière. C’est en cela qu’ils peuvent être considérés comme des symboles de la Nation européenne. Le « grand tout supranational » fut aussi le Latium de Romulus, l’Europe du Nord de l’Union de Lublin, l’Allemagne de Luther, l’Italie de la Renaissance, la Hollande de l’Age d’Or, la France de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’Irlande de la Grande famine, l’Italie de Garibaldi ou la Pologne de Solidarnosc. Autant de symboles de la nation européenne.

L’Europe est aussi née des intérêts nationaux. Parfois, c’est paradoxalement au nom d’intérêts purement nationaux que des hommes firent le choix supranational de l’Europe. Ainsi les Français, Allemands, Polonais, Espagnols, Autrichiens, Italiens, Croates, Portugais ou Suisses qui marchèrent vers Moscou sous les ordres de Napoléon, le faisaient pour servir leur propre nation. Ces peuples espéraient beaucoup pour eux-mêmes, souvent la conquête d’une indépendance politique, grâce à cette collaboration avec l’Empereur des Français. Mais même motivés par des raisons nationales, ils construisirent la nation européenne en participant à cette épopée collective et en adoptant des principes communs de gouvernement.

C’est à ce moment que le même Code civil entra en vigueur dans de nombreux Etats et que les références aux idéaux de la Révolution française (liberté des droits et égalité devant la loi) devinrent familières aux Européens. Dès lors, elles devinrent partout l’objectif à atteindre. Signe du profond ancrage de ces principes, même les régimes les plus autoritaires qui s’imposèrent depuis cette époque en Europe s’en réclamèrent, quitte à les dévoyer. La trace de cet héritage commun est donc désormais inscrite dans notre patrimoine européen.

Des épreuves, un grand danger et des souffrances communes ont ainsi cimenté la nation européenne. Dans ces circonstances, les nations qui vivaient séparément prirent conscience que, plus qu’elles-mêmes, c’était bien leur héritage commun qui était en danger. Pour paraphraser Renan, les grands périls valent parfois mieux que les grandes joies pour unir le peuple européen.

Notre Europe est aussi le fruit de ces unions pour la survie d’un certain modèle de civilisation face à tous ces périls. C’est une coalition de Gallo-Romains et de Germains qui arrêta Attila en 451 aux Champs catalauniques. Quand Godefroy de Bouillon libéra Jérusalem des Turcs en 1099, il était à la tête d’une armée européenne, réunie au nom de principes chrétiens communs aux peuples qui composaient cette armée. Il s’agissait là de défendre, loin de l’Europe, des morceaux de civilisation européenne. Un siècle plus tard, Richard Coeur de Lion, Philippe Auguste et Frédéric Barberousse prirent ensemble la croix, alors même qu’ils étaient rivaux en Europe. C’est bien en réponse au raid d’Almanzor sur la basilique de Compostelle qui avait bouleversé toute la Chrétienté deux siècles plus tôt que les Maures furent boutés hors de Grenade par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon en 1492. En 1569, l’Union de Lublin entre la Pologne et la Lituanie était une réponse à la menace russe à l’Est…

Chaque fois, des hommes mirent leurs différences nationales entre parenthèses pour faire face au danger, soudant la nation européenne autour de la sauvegarde d’une certaine idée partagée de la civilisation. 

Les bienfaits de cette Europe unie d’avant le Traité de Rome, organisée, acceptée et comprise comme telle par les contemporains, sont contestés par ceux qui soutiennent que l’Europe est avant tout le fruit de ses nations. Pour eux, ces moments d’union politique, religieuse, culturelle ou même scientifique ont engendré souvent plus de malheurs que les époques de domination nationale. Ils font observer que la chute de l’Empire romain provoqua une période de chaos indescriptible, que l’Empire de Charlemagne s’ouvrit sur une division durable du continent, et que l’Europe unie de Napoléon laissa se développer l’affreux XIXe siècle des nationalismes, précurseur des guerres du XXe.

Mais la douloureuse vérité est que les nations elles-mêmes furent source de décadence et de grands désastres pour les peuples. Rappelons que ce n’est qu’à elles que l’on doit d’avoir élevé leurs citoyens les uns contre les autres et de les avoir conduits aux suicides collectifs de l’impensable XXe siècle. « Les guerres européennes sont toujours des guerres civiles », soupirait Victor Hugo. Douloureux héritage qui appartient clairement à l’égoïsme et à l’orgueil des nations.

Les périodes où l’Europe connut des mouvements d’unification politique, culturelle, intellectuelle ou scientifique, inspirèrent le meilleur aux Etats européens. Contrairement à ce que professent les programmes scolaires, l’histoire européenne n’est pas qu’une juxtaposition d’histoires nationales. Elle est le fruit d’une lente maturation de principes communs, dont les effets s’observent encore aujourd’hui dans chacun des Etats et qui représente la civilisation européenne.

Le passé des différents pays est beaucoup plus proche et semblable qu’ils ne le reconnaissent. Chacun revendique une indépendance d’histoire et de culture qu’il n’a pas en réalité, même si les nations eurent le grand talent de s’approprier les principes élaborés en commun. Elles en turent systématiquement l’origine supranationale en revendiquant comme le fruit de leur génie national la part de la civilisation qui les avait englobées.

C’est ainsi au culte de la rhétorique latine que nous devons l’homme de lettre, laïque, intellectuel, critique, qui s’adresse à un large public cultivé  »d’honnête homme », figure universelle de l’Europe moderne. C’est même cette démarche caractéristique de l’homme européen qui a rendu possible l’exégèse des textes religieux. L’acceptation d’une analyse critique des textes sacrés est une des marques de fabrique les plus fondamentales de la civilisation européenne. Elle a en particulier permis la Réforme et engendré la laïcité.

Cette capacité à nous défaire des textes sacrés nous a, par exemple, distingués des Ottomans. Malgré des siècles d’occupation, ces derniers ne gagnèrent jamais l’adhésion des peuples européens parce qu’ils restèrent étrangers à cette liberté d’analyse que permettent la dispute intellectuelle et l’exégèse. Ils ne s’imposèrent que par la force des armes pendant plusieurs siècles, jusqu’au jour où une force supérieure les refoula vers l’Orient.

Autre pilier emblématique de notre civilisation : le goût du voyage et de la découverte. L’homme européen imagine, voyage, conquiert et fait connaître au monde ses inventions. Il acquiert ainsi son universalité. Comme Ulysse qui, non satisfait de s’affranchir des frontières géographiques, d.couvrait des modes de pensée et des civilisations, l’homme européen a appris à se libérer des limites géographiques – les missi dominici, les pélerinages, les grandes découvertes, les Croisades, les colonies – et à repousser les frontières intellectuelles, juridiques, culturelles, religieuses et politiques.

La lente maturation intellectuelle collective de l’Europe, nourrie d’échanges fructueux, est le terreau de cette liberté. Cet esprit critique sans cesse en éveil créa les conditions propices l’épanouissement de la pensée européenne. Ainsi Colomb, Vasco de Gama et Magellan sont-ils les héritiers du héros de Troie. Il s’agit là d’une différence fondamentale avec la puissante Chine d’il y a deux mille ans, qui s’éteignit peu à peu de n’être pas allée vers les autres. Quelques voyageurs chinois vinrent certes  à nous, mais sans volonté d’apprendre ni d’apporter. De même peut-on ainsi expliquer l’importance des politiques coloniales, qui furent motivées par des buts économiques et militaires, mais aussi par une volonté civilisatrice bien réelle.

Autre caractéristique fondamentale de notre continent : l’importance du terreau de christianisme sur lequel il s’est épanoui. C’est à l’Eglise que nous devons les réseaux européens de monastères, et ces voyages des pélerins qui racontaient l’Europe là où ils passaient. C’est à l’Eglise que nous devons les plus belles merveilles de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de la musique européenne. C’est à l’Eglise que l’Europe doit de ne pas avoir disparu dans une totale fragmentation lors de l’effondrement de l’empire carolingien et de la centralisation administrative. L’Eglise, par ses valeurs, maintint parmi les hommes et au dessus de leurs égoïsmes locaux un sentiment d’intérêt général grâce auquel la civilisation fut sauvée en Occident au moment où le pouvoir politique était englouti dans les querelles de succession. 

L’Europe est également à l’origine du mouvement démocratique qui a éclairé le monde. Chaque Etat européen a construit sa démocratie par petites touches, en s’inspirant de ce qui s’était fait chez les voisins, de telle manière que l’on peut affirmer que la démocratie est une invention collective européenne. L’agora athénienne a permis le débat public. L’Empire romain a généralisé la citoyenneté. L’Eglise a reconnu le caractère unique de chaque homme. La Magna Carta a reconnu et affirmé les droits de tous face à ceux d’un seul. La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen s’est affirmée « universelle » … Le prix Sakharov décerné chaque année par le parlement européen perpétue cette ardente obligation démocratique.

C’est en Europe que naquirent et s’épanouirent les inventions décisives. Les systèmes philosophiques, le théâtre, les droits de l’Homme, l’opéra, le roman, le romantisme, l’art gothique, l’art roman, le communisme, l’impressionnisme, le surréalisme, l’électricité, la machine à vapeur, la chimie moderne, les jeux Olympiques, les antibiotiques, le cinéma, la psychanalyse, la montgolfière, le chemin de fer etc...

Parce que l’homme européen réfléchit comme Platon, discute comme Cicéron, voyage comme Ulysse et raisonne comme Descartes. La réflexion, la discussion et les voyages permirent l’épanouissement intellectuel qui fit de l’Europe une terre de création et d’innovation.

L’Europe sut aussi s’emparer des idées des autres, se les approprier, les faire circuler, les enrichir et les développer. Le monde fabriquait de l’or pur et l’apportait en Europe pour être frappé à sa monnaie, pour paraphraser Paul Morand. La médecine hippocratique, ainsi, a influencé la médecine arabe, qui fut elle même source d’inspiration pour la médecine européenne du Moyen-Age. Par cette capacité à regarder vers les autres, l’Europe est entrée, plusieurs fois par siècles, en conversation avec l’univers.

L’argument habituel de ceux qui croient que le génie de l’Europe procède avant tout de ses nations est connu : celles-ci nous ont donné Léonard de Vinci, Bach et Copernic. Le fait que Vinci, Bach et Copernic soient effectivement nés en Italie, en Allemagne et dans ce qui correspond à l’actuelle Pologne, est indiscutable. Mais ce n’est pas leur qualité d’Italien, d’Allemand ou de Polonais qui en fit des génies. Ils devinrent des génies parce qu’ils bénéficièrent d’influences bien plus larges que celles de leur pays d’origine.

Une première erreur serait de nationaliser les génies : ceux-ci n’ont souvent guère de national que leur lieu de naissance et d’éducation. Une seconde erreur serait de nationaliser leurs productions. Shakespeare, Dante et Manet nous touchent parce qu’ils sont universels. Cervantès parle autant à un Espagnol qu’à un Français ou à un Britannique. Le miracle de l’universalité qu’a permis la civilisation européenne, ouverte sur les autres, est que Cervantès parle aussi à un Américain ou un Asiatique.

L’homme européen converse avec le monde car il s’affranchit des habitudes, des conformismes culturels et des frontières. Ne nationalisons pas les génies européens, comme souvent l’ont fait les nations dans le seul but de confisquer à leur profit les fruits de la civilisation européenne.

Cette question de l’amour de l’homme européen pour la liberté – de voyager, de critiquer, de penser, de créer – est donc une caractéristique fondamentale de notre civilisation, qui la résume en quelque sorte. L’exégèse des textes religieux a ouvert la porte à toutes les libertés intellectuelles : quand l’Homme a le droit de critiquer un texte sacré, il devient libre de produire toutes les oeuvres de l’esprit. Toutes ces illustrations témoignent d’un génie commun au continent européen.

Il est temps que l’Europe se bâtisse à son tour sa propre épopée, qu’il faudra bien qualifier de nationale, au sens de la nation européenne.

Nous n’avancerons plus dans la construction politique européenne si nous ne savons pas rendre les Européens fiers de ce qu’ils sont, non pas séparément, chaque nation de son côté, mais ensemble. Le patriotisme européen permet de s’imaginer un avenir commun. Nous voulons que le Maltais soit fier d’une gloire polonaise ou pleure . un malheur espagnol, comme s’il s’agissait d’une gloire ou d’un malheur maltais. Il est temps de faire jaillir dans l’histoire de l’Europe des faits et des hommes qui peuvent être source de fierté pour tous, parce que ces faits et ces hommes ont servi l’Europe entière.

Reprenons l’idée de nation définie par Renan, copions-la et appliquons-la à l’Europe. La nation européenne est une âme, un principe spirituel. Deux richesses constituent cette âme et ce principe spirituel. L’une est dans le passé et l’autre est dans le présent. L’une est le partage d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, et la volonté de continuer à faire valoir l’héritage reçu indivis.

La nation européenne est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Un passé héroïque des grands hommes qui ont servi l’universel, y compris parfois en luttant contre d’autres Européens, de la gloire et des périls communs. Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire encore dans l’avenir : telles sont les conditions essentielles pour être un peuple uni. Les sacrifices consentis ont créé une communauté de souffrances et d’épreuves entre les Européens.

Il faudra rappeler aux européens le rôle des arts, des sciences et de la philosophie dans la lente maturation de cette civilisation-nation européenne. En racontant aux Européens une histoire dont ils seront fiers, qui les touchera et qu’ils se partageront, ils s’accepteront comme appartenant à la même communauté de destin. A ces conditions, les habitants des vingt-huit Etats de l’Union européenne, animés d’un seul patriotisme, se reconnaîtront mutuellement comme citoyens d’un seul peuple, celui de la nation européenne.

 

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